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Journal documentaire
29 juillet 2020

la morue de brixton

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Il est bien tard pour ce faire mais j'aimerais dire quelques mots du beau récit autobiographique d'un certain Timour-Serguei (ou Serge) Bogousslavski ou Bogousslavsky, La morue de Brixton, paru chez Arléa en 1998, et que j'ai lu pour ma part il y a trois ans, sur les conseils de Philippe-Henri Martin. Bogousslavski (1915?-2009?) était un citoyen français, mais non patriote, fils d'un cosaque ukrainien, et finit sa vie installé en Suisse. Il fut un aventurier, amateur d'art, graveur, faussaire, faux-monnayeur, voleur. Il n'a jusqu'à présent pas de notice à son nom dans Wikipédia, mais son existence y est cependant mentionnée dans deux notices portant sur d'autres sujets. L'une est celle consacrée à son fils Julien Bogousslavsky, neurologue suisse réputé, bibliophile et, les chiens ne faisant pas des chats, lui aussi escroc (auteur parait-il de 25 ouvrages et de 500 articles scientifiques, représentant de la Fédération mondiale de neurologie auprès de l'OMS, il aurait détourné des millions de francs afin de satisfaire à sa passion du livre rare). L'autre est l'article sur le tableau L'indifférent, de Watteau, que Bogousslavski avait volé au Louvre en juin 1939 et qu'il restitua deux mois plus tard, défrayant la chronique (il évoque brièvement cet épisode dans son livre, page 76). Il avait alors envisagé puis renoncé à publier une explication de son geste et on ne lui connait pas d'autres travaux d'écriture que ce livre de souvenirs paru à la fin du siècle, La morue de Brixton. La formule mystérieuse ne se comprend que loin dans le livre, page 316 : l'auteur est alors en train de déjeuner de morue dans une cellule de la prison de Brixton où il est emprisonné, quand on vient lui annoncer sa libération, mais rien n'explique le choix de cet épisode pour le titre. Dans cet ouvrage l'auteur ne raconte pas toute sa vie mais certaines périodes, entre sa naissance lors de la première Guerre mondiale, son enfance et sa jeunesse à Paris et en province, et les années de l'après seconde Guerre mondiale, pendant lesquelles il vivait principalement en Afrique du Nord. Une place importante est occupée par la narration des relations qu'il a eues avec trois femmes, une d'âge moyen, une assez âgée et une très jeune. J'ai failli ne pas lire ce livre et j'y avais renoncé après une première tentative, parce que l'auteur s'y présente dès les premières pages sous des traits qui me sont extrêmement déplaisants. Il y a d'abord que non seulement il s'avoue voleur et escroc mais en outre il semble en tirer orgueil. Les justifications qu'il en donne ne convainquent guère («La vie, cette horreur qui ne vit que d'énergies volées à d'autres vies» 27, «Le vol est une loi de la vie, tout est vol : vivre est forcément prendre quelque chose  à la Terre ou à d'autres vies» 71). Il y a aussi son mépris général de l'humanité, notamment des Français («De la France, j'avais fait une bique dont je tirais le lait» 16, «Coûter cher à la France fut l'une de mes passions» 383) et des gens qui travaillent («l'immense troupeau de benêts qui triment et suent» 26, «le boulot c'était bon pour les hommes, les travailleurs, les crétins» 103), s'estimant quant à lui très au-dessus du lot. Pour ma part Dieu sait que je n'idéalise pas le travailleur, mais c'est ce mépris que je trouve méprisable. Il y a encore le sentiment répété de sa haine des Américains («mon dégoût de cette race de rapaces qui a construit les States, de cette pourriture qu'elle engendre et qui gangrène le monde» 104, et passim), à l'exception toutefois des Nègres et des Juifs, qui lui paraissent plus intéressants («les Nègres et un petit juif qui lavait la vaisselle furent les seuls citoyens fréquentables» 306, «mes bons sentiments pour les Noirs» 315). Je sais que cette haine est partagée par nombre d'humanistes, aux idées larges mais pas trop, quant à moi je la juge idiote comme toute généralisation raciste ou nationaliste. L'auteur y ajoute pour faire bonne mesure quelques notes de racisme anti-blanc, sentiment aujourd'hui assez répandu y compris et peut-être surtout chez les Blancs eux-mêmes («ma race, la blanche, la rapace, la barbare, l'aveugle, la destructrice» 380, «Seules les contrées négligées des Blancs ne puaient pas» 392). Il y a enfin, ou d'abord, l'aveu laconique mais répété de crimes sordides, l'assassinat de prêtres lors de la Guerre civile espagnole. J'avais du mal à croire ce que je lisais à la première occurrence («les curés joués à pile ou face en Espagne», 15). Aucun détail n'est donné quant aux modalités et aux circonstances de ces exploits, comme si l'auteur jugeait plus prudent de ne pas trop s'en vanter («Quelques années pas racontables, et d'abord à moi-même», 268). Cependant il éprouve si bien le besoin de fanfaronner à ce propos, qu'il réitère les allusions («la chasse aux curés, les disputes pour se les farcir, et finalement la solution de se les jouer à pile ou face» 434, voir aussi p 48, 152, 172, 280, 351). Comme il a l'air de tenir en piètre estime le camp républicain («de la République et des zozos rouges, des anars et autres jobards je me moquais foncièrement», 49), on peut se demander ce qu'il était allé foutre dans l'Espagne en guerre civile, et il faut croire qu'il ne s'y était introduit que pour le plaisir des exactions qu'il est plus difficile de commettre impunément dans un pays en paix. Pour que sa cruauté ne semble pas trop arbitraire, il avance la vague justification qu'en massacrant des curés ibériques, il vengeait les misères que lui avaient fait subir les prêtres dans son enfance («les boues vomies sur mon enfance par les gueules des curés», 19), misères sur lesquelles il se garde toutefois d'apporter la moindre précision. Toutes ces opinions et attitudes de l'auteur, dont plusieurs jetées honnêtement dès les premières pages, m'avaient d'abord découragé de lire l'oeuvre d'un si écoeurant personnage, mais comme il arrive que les choses ne soient pas aussi simples, je me suis laissé gagner finalement par les charmes dont ce livre ne manque pas. Tout d'abord il est très bien écrit, sans affectation, dans une langue précise, claire et élégante. L'auteur semble parfois porté par un tel rythme, qu'il sécrète en sa prose un flux de poésie : en plusieurs points ses phrases, ou des membres de phrase, tombent comme des alexandrins, ce qui n'est pas pour me déplaire («J'étais seul dans la nuit des questions sans réponse» 126, «Dehors le ciel était d'une inconnue splendeur» 139, «Partageait-on jamais son être et sa pensée?» ibidem, etc). Je dois dire qu'en regard des traits moraux que je désapprouve, l'auteur exprime ici et là, contre toute attente, son goût de certaines vertus, même s'il n'en donne pas toujours l'exemple («j'ai toujours aimé le beau, le grand, les bonnes manières et l'élégance» 87, «Noblesse, intelligence, élégance, générosité, heureusement tout existait» 195, «je voulais pour guides le sacré, le noble et le beau» 384). Je crois qu'il était avant tout un esthète, qui vénérait «ce don céleste que ceux qui ne l'ont pas ne peuvent et ne pourront jamais comprendre : le goût» (107). Une phrase résume assez bien son espèce d'anarchisme épicurien : «J'étais modeste, pas exigeant : je ne voulais que pouvoir me promener, rester couché, avoir quelques bons livres, un coeur et un beau cul de jeune fille, déjeuner presque tous les jours» (239). Sur l'amour, j'ai beaucoup aimé sa remarque que «Dans la matérialité de l'amour, j'ai toujours éprouvé des premiers effleurements un plaisir plus grisant que de la possession...» (336). Il a de beaux accents désabusés dans ses vues générales sur l'univers et la vie («la Nature muette et sourde et à jamais obscure mais éloquente à sa façon» 24, «il y avait longtemps que je savais n'être rien, les galaxies et les punaises me l'avaient appris» 42, les «forces qui font que la Terre tourne et que les arbres poussent» 112, «l'horreur d'être et de disparaître» 440). J'ai remarqué deux fois sous sa plume l'expression «c'était l'affaire des dieux» (321, 381) et d'autres allusions à «ces forces souveraines» (348, voir aussi 277, 351), évoquant un polythéisme peut-être plus rhétorique qu'effectif, qui m'a fait penser aux conceptions de Crad Kilodney. Un autre thème récurrent chez lui est celui de l'onde ou des ondes («cette onde indispensable à la chair pour qu'elle dépasse un peu la viande», 36, voir aussi 115, 303, 385). J'aborderai pour finir quelques points de détail. Il s'extasie sur la «beauté sans égale» des oeufs de poule «quand ils sont blancs» (135) mais je crois savoir que c'était là leur couleur naturelle, comme en témoignent ceux que l'on voit dans les peintures d'autrefois, avant qu'ils ne prennent la teinte marronnasse orangée de ceux d'aujourd'hui. Il cite une fois Céline sans le nommer, m'a-t-il semblé (181, je n'ai pas noté la phrase) et une fois explicitement («C'est rien dire et foutre le camp qu'est malin», 254). Les curieux trouveront aussi çà et là des anecdotes sur quelques célébrités qu'il a fréquentées (de mémoire Cocteau, Picasso, l'antiquaire Charles Ratton) ou croisées (Eluard 57, Laval 227). Il garde quelques secrets, évoque au moins deux villes de France où il a vécu, sans préciser leur nom, et plus étonnamment «un livre récent (qui) me frappa comme un poing» sans dire lequel. Il s'étonne de constater que «Ici l'entrée était à l'ouest, orientation rare pour un temple» (438) mais c'est la disposition générale et classique des églises, non? Je me suis découvert quelques sympathies communes avec lui, pour Orion («ma constellation préférée», 283), de Quincey (309), et l'amas des Pléiades (394). Son beau livre est celui d'un vieil homme. Il fait au moins deux fois allusion au fait qu'il a 75 ans «maintenant que j'écris des choses» (87, et «Des frères, moi, en soixante-quinze ans, je n'en ai pas rencontré dix», 185). Il évoque avec amertume, vers la fin du livre, la vieillesse, moment où restent «dans le tombeau du crâne, seulement deux pierres qui écrasent tout : la tristesse et le silence» (398).

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