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Journal documentaire
18 mai 2020

souvenir de Philippe-Henri Martin

P1010182Récemment j'ai appris la mauvaise nouvelle de la disparition, il y a un mois, de Philippe-Henri Martin. Nous entretenions des relations amicales, quoique distantes. Je ne le connaissais pas très bien, mais depuis déjà dix ans. Nous avions eu affaire en différentes circonstances. Je viens de passer quelques heures à relire nos échanges sur Messenger, pour essayer de préciser mes souvenirs. Il était venu se présenter à moi avec une petite amie marocaine lors de mon expo chez Krapo en juin 2010. Il était alors je crois dans sa quarantième année. Il avait découvert et prisait mon blog, qu'il lisait régulièrement. Lui-même écrivait. Il venait d'auto-éditer le roman Paris-Hanoi et avait dirigé jadis la rédaction de Jours de fête, le guide-agenda des fêtes, ferias, foires, cérémonies et concours insolites en France, chez Arléa. Nous nous sommes fréquentés quelque temps dans les mois qui ont suivi cette rencontre. Peu après l'expo il me fit participer à la Guinguette Improbable, un micro-marché d'écrivains et d'artistes, aux Rives d'Arcins, près du port de Bègles. Un soir je fus invité à un pot chez lui avec d'autres copains. Ce fut à l'époque mon unique visite à cet appartement des Chartrons, dont je ne me doutais pas qu'il deviendrait mon logement des années plus tard. Un jour il m'offrit un livre de chez Arléa, un exemplaire, abîmé par l'eau, des Pensées et fragments du prince de Ligne, dont il pensait avec raison qu'il m'intéresserait. Je possède encore ce petit volume gondolé. En octobre de cette année-là il m'invita aussi à présenter mes ouvrages dans une sorte de brocante chez Olivier Caban, rue du Couvent, pour la fête du vin nouveau. Après quoi nous nous sommes un peu perdus de vue. Je sais qu'en 2011 il fut interné quelque temps en hôpital psychiatrique, après un acte mélancolique. C'est peut-être à la suite de cet épisode, qu'il disposa de la pension d'invalidité qui lui permettait de subsister chichement. Je retrouve trace que cette année-là il désapprouva le scepticisme que m'inspirait la «révolution de jasmin» tunisienne. Il y eut d'autres fois où il me reprocha mes idées conservatrices, qui l'insupportaient, et un beau jour, je ne sais quand, il me vira pour cette raison de ses «amis» de Facebook. Cependant quelques années plus tard, en 2016, il revint me solliciter dans ce réseau social, et j'acceptai volontiers de l'accueillir dans mon cercle. Entre temps il avait fait l'acquisition d'un petit voilier de six mètres, à bord duquel il passait le plus clair de son temps en Méditerranée, entre les îles grecques et l'Afrique du Nord. Nous échangeâmes des pdf. Il apprécia mon édition du Voyage aux Indes Occidentales de Jean Mocquet, et moi son livre inédit Le jour où j'ai vendu le revolver de mon père (c'est une suite de tableaux longs d'un paragraphe, commençant tous par «Le jour où...», dans lesquels il rapporte un souvenir ou une méditation, ma préférence allant à ceux-là sur celles-ci, le premier donnant son titre à l'ensemble). Il recommença dès lors à me transmettre épisodiquement ses éloges pour les notes de mon journal qui lui plaisaient, et ses réprimandes pour mes blasphèmes. «Je pense que des gens lisent ton blog mais répugneraient à dire qu'ils l'apprécient», me confia-t-il un jour.  A l'automne 2016 il passa sur Facebook, depuis la Tunisie, une annonce proposant la sous-location de son petit appartement sous les toits de la rue Tourat, aux Chartrons. N'ayant alors plus de logement dans l'agglomération, et étant de ce fait contraint à des allers et retours quotidiens vers l'asile que l'on m'accordait dans un coin charmant mais situé à une heure de route, je sautai sur l'occasion. C'est ainsi que je redevins bordelais pendant deux ans et demi, de janvier 2017 à mai 2019. Cet arrangement pas très légal nous rendait service à tous deux, à lui en lui permettant de garder la main sur cette location tout en continuant à vagabonder entre Malaga et Tanger, à moi en me procurant un pied-à-terre potable et à très bon marché. L'endroit était calme, silencieux, avec vue sur les toits et sur l'église Saint-Louis. Il était bien situé, entre la rue Notre-Dame, le Jardin public, les Quinconces, les quais. Et j'y ai franchi un pas décisif dans mon cheminement vers la perfection : à soixante ans passés, j'ai enfin appris à me servir d'une machine à laver. Mais il y avait aussi des aspects plus rudes : l'appartement était vétuste et mal équipé, on y accédait au prix d'une escalade de 59 marches, les difficultés de la circulation et du stationnement me contraignaient à laisser ma voiture sur le campus et à prendre chaque jour le tram, bétaillère sordide et souvent en panne. Le pire était que mon sur-locataire endetté avait des huissiers au cul, et qu'il me fallait vivre dans la crainte d'une possible saisie. «Au cas où tu rencontrerais les huissiers, merci de ne pas leur parler de mon bateau.» Je les imaginais mettant la main sur mon ordi, pendant que je bossais à quelques kilomètres de là dans mon bureau à la fac. C'est la principale raison qui finalement m'a poussé à décamper. Pendant toute cette période nous fûmes souvent en relation par mail. La situation me conduisait à être en quelque sorte son secrétaire, l'avisant du courrier postal qu'il recevait, l'ouvrant et si besoin le scannant. Par contre nous ne nous vîmes presque jamais en personne. La plupart des quelques fois où il dût repasser à Bordeaux pour régler tel ou tel problème administratif ou médical, j'étais ailleurs. Une fois, il est venu me voir à la fac, une autre fois nous avons pris un pot à l'apparte. Malgré un ou deux différents passagers, nous avons maintenu des relations assez bonnes dans l'ensemble, souvent même cordiales. Il avait envers moi des prévenances de gentleman, ainsi lors d'un de ses passages : «Je te laisse une bouteille de vin espagnol et une boulette d'afghan sous la bouteille.» Deux ou trois fois, sans que j'eusse rien demandé, il m'envoya par la poste une petite enveloppe remplie d'herbe, quand je m'étais remis à fumer. Il m'encourageait à me servir de sa bibliothèque, dont je n'ai pas fait grand usage, ayant déjà fort à faire, mais au fil du temps j'ai regardé une dizaine de ses dvd et lu quelques uns de ses livres : Le vingt-septième de NabeLe Bar des Palmistes de Tillinac, un journal de Pasolini, des poèmes de Houellebecq, le Bréviaire de Mazarin. Il y eut surtout La morue de Brixton, peut-être son livre préféré, en tout cas un auquel il tenait beaucoup, et qu'il tenait à me faire lire. «Je voulais te conseiller un bouquin que tu trouveras dans les étagères du comptoir (...) La morue de Brixton, par Timour Bogousslavsky. C'est une autobiographie, celle d'un faussaire, merveilleusement écrite je trouve, et je crois que ce personnage pourra t'intéresser» (janvier 17) ... «Oui, Bogousslavsky n'est pas très connu, je crois qu'il n'a écrit que ce livre, à près de 90 ans. De plus il s'est auto-grillé lors de son passage chez Pivot en déclarant que Paris n'avait jamais été aussi belle que sous l'occupation allemande, car les rues étaient alors désertes. Du coup je pense qu'il reste totalement méconnu» (février 17). J'ai ouvert ce pavé et bientôt renoncé à le lire, découragé par son ampleur et par certains traits déplaisants de l'auteur. Cependant quelques mois plus tard, à l'automne, je l'ai repris et il m'a subjugué, je l'ai alors lu d'un trait. Il s'est ensuite posé le problème, que je n'arrivais pas à produire une note de lecture à son propos, contrairement à ma longue tradition qui est d'écrire toujours une note, si laconique soit-elle, sur tous les textes que je viens à lire, sauf rarissimes exceptions, c'est là je peux dire la part la moins cachée de ma vie. Or j'aurais bien voulu écrire au moins quelques mots sur ce livre parce que je l'avais beaucoup aimé, aussi pour rendre hommage au copain qui me l'avait révélé, mais le temps a passé et les moments d'oisiveté sans que je trouve le courage de m'y mettre, peut-être parce que j'avais l'impression d'avoir trop à en dire, ou que j'avais la flemme d'éplucher les longues pages de notes prises en lisant, à quoi s'est ajoutée plus tard la gêne de sentir que mon souvenir personnel du livre commençait à s'estomper. Cependant au cours de 2018 le marin peu à peu se déporta de l'Espagne au Maroc, puis en juillet de la Méditerranée à l'Atlantique («Un peu d'appréhension car le détroit (de Gibraltar) est comme un toboggan : une fois parti, ni demi-tour ni repos possible avant l'arrivée à Tanger, à cause du courant notamment»), puis du Maroc aux Canaries, traversant l'archipel en octobre depuis Lanzarote jusqu'à l'extrême sud-ouest. Enfin il s'élança avec un coéquipier jusqu'aux îles du Cap-Vert, ce qui n'était pas une mince affaire. Il y resta semble-t-il de novembre 18 à mars 19, puis décida de tenter la transatlantique en solitaire. C'était une entreprise téméraire. «Le premier risque est le trafic des cargos, le second la gestion du sommeil, dont le manque est dangereux, le troisième est la météo...» Mais enfin il réussit son coup et se retrouva début mai 2019 en Guyane, à Kourou, puis je crois à Saint-Laurent du Maroni. Par contre la Guyane ne lui réussit pas. Il fut arrêté pour possession d'herbe, tomba assez malade, mais je ne sais de quoi, pour être hospitalisé, et finit par vendre son voilier pour se payer un billet de retour en France en avion. Pendant ce temps j'avais déménagé fin mai à Gradignan, confiant à un remplaçant l'appartement des Chartrons, que Philippe-Henri devait reprendre à la mi-juillet. Je ne l'ai revu qu'une fois, un mercredi d'octobre dernier. Nous nous étions donné rendez-vous à Bordeaux, rue du Parlement Sainte-Catherine, où je devais assister à un vernissage, et où le hasard d'un job pour Rbnb l'amenait à opérer dans le même immeuble. A cette occasion je lui ai rendu le livre de Bogousslavsky, que j'avais emporté dans mes affaires en déménageant, et lui m'a gentiment offert des allumettes Le Palmier, qu'il m'avait rapportées de Guyane. Alors et dans des mails échangés depuis, il annonçait son intention de racheter un bateau et de repartir en voyage au printemps 2020. Il avait abandonné Facebook depuis peut-être deux ans, tout en conservant la boîte à lettres Messenger par laquelle nous communiquions («Using Messenger without Facebook»). Il avait aussi dû laisser tomber le compte Instagram où on peut encore voir ses photos de marin. Il s'était ouvert un blog sur le réseau Ello, où il passait des photos et des textes. Il y avait reproduit une paire de mes notes, dont celle sur les banlieues de Mordeaux. En janvier il m'avait demandé ce que je pensais de ses poèmes, qui n'étaient pas mal. J'en relis un dont je mesure maintenant toute la tristesse. «le xanax / déforme en angles mous / le velux / où je ne verrai plus / se lever le matin / par dessus mes nuits blanches / qu'un ciel noir et sans vie / l'enfer à 7 heures 15...» Il m'avait encore parlé quelquefois de mon journal, m'avait cherché des coordonnées de linguistes américains quand je m'étais demandé comment on doit appeler en français les Pine Barrens du New Jersey. Il avait aimé mon billet du 20 mars sur le coronavirus. Son dernier message date du 12 avril. Il était enthousiasmé par ma note sur les recueils d'aphorismes du Cactus inébranlable et me demandait si je ne voulais pas lui revendre d'occasion mes services de presse. Cette espièglerie m'avait étonné. Sa dernière phrase était : «Tu as de la chance d'être dans ta cambrouze.» J'étais loin de me douter qu'il allait se donner la mort une semaine après. Je ne connaissais pas sa vie. Quel rôle a joué le confinement dans son état d'âme? On me dit maintenant qu'il avait récemment refait un séjour en HP. Tout cela n'est pas gai. Pour ma part, je râle de n'avoir été capable de publier de son vivant un commentaire sur La morue de Brixton. Les feuilles de notes sont encore sur ma table de nuit.

Photo : rue du Couvent, 23 octobre 2010.

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