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Journal documentaire
29 novembre 2007

Lettre documentaire 411

NOURRIR LES NUTRIAS

par Jim Goad

Des balles de pluie glacées me pleuvaient sur la tête, tandis que je faisais le tour de la cour de la prison, en respirant de l’air frais pour la première fois depuis près de huit mois. C’était la fin janvier, j’avais été confiné dans des cellules sans aération depuis le mois de mai. J’étais devenu pâle comme de la craie, mon dos était une plantation de pustules. L’air pur et la pluie froide étaient comme un baptême.
Alors que je passais dans l’angle de la piste, j’ai eu la surprise de voir qu’une famille de rats de quinze kilos se bousculaient dans l’herbe. Ils se tenaient tout près du bord de la piste, à la portée de mes pieds. Les autres prisonniers ne semblaient pas faire cas de ces rongeurs géants. Je regagnai mon dortoir en me grattant la tête et en me demandant si finalement je n’étais pas devenu fou.
Un détenu m’expliqua plus tard que ces créatures s’appelaient des «nutrias», qu’elles sortaient souvent des marais voisins et rampaient par-dessous les clôtures de la prison pour venir se faire nourrir par les prisonniers. Ces animaux ne sont répandus que dans les états marécageux de la côte du Golfe, et dans certaines régions du Nord-Ouest, près du Pacifique. Je connaissais le Nutraloaf, une bouillie écoeurante que l’on donnait aux détenus récalcitrants, mais jusqu’alors je n’avais jamais entendu parler des «nutrias». Ce nom semblait désigner un gel-douche vitaminé plutôt qu’une espèce de rat disproportionné.
Gros D était dans la trentaine, il avait été condamné pour avoir tué sa mère à coups de batte de  base-ball quand il était adolescent. Le bruit circulait que quand il était arrivé en taule, c’était un jeunot efflanqué, qui s’était fait sérieusement malmener. Au fil des ans, les haltères l’avaient transformé en un énorme paquet de muscles. Il avait un corps de Bibendum. Il pouvait vous attraper le cou entre ses doigts boudinés. Mais tous les jours, Gros D sortait avec des morceaux de pomme ou d’orange, pour donner à manger aux nutrias.
Je pensais que Gros D ne serait jamais libéré sur parole, mais il y a un an de ça, j’ai soudain entendu sa voix éraillée derrière moi, dans une supérette. Je me suis retourné et je l’ai vu ricaner, l’assassin était tout d’un coup un homme libre. Sa liberté conditionnelle était si stricte, que s’il était seulement entré dans un bar, il serait retourné passer le reste de sa vie en prison. Il a dit que nous devrions nous voir de temps en temps, et m’a donné une carte de visite avec le numéro du centre de l’Armée du Salut où il résidait.
Il a essayé de me téléphoner une fois, mais je ne l’ai jamais rappelé. Il m’effrayait. Il était l’un des très rares condamnés que j’aie rencontrés, dont je pensais qu’il ne faudrait jamais le relâcher. La plupart des autres n’étaient que des branleurs et des trous du cul, qui ne présentaient de danger que pour eux-mêmes. Mais Gros D, il lui manquait carrément une case. Je ne voulais pas lui marcher sur le pied par inadvertance et mourir étranglé.
Je ne l’ai jamais revu. J’en ai conclu qu’il est probablement retourné en prison.
Mais je peux me tromper. Peut-être qu’après avoir tué sa mère, et être resté vingt ans enterré vivant, il a compris comment maintenir une part de son coeur en vie. Après tout, il sortait nourrir les nutrias tous les jours.

Feeding the nutria», par Jim Goad, 26 septembre 2003, ici traduit par Philippe Billé.
Note du traducteur : Nutria est le nom espagnol des loutres, employé aux USA pour désigner, comme ici, les ragondins (Myocastor coypus) lesquels sont en fait des rongeurs et non des carnivores comme les loutres)

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