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Journal documentaire
13 mai 2019

Lettre documentaire 507 : Traduire Fonseca

L'an dernier une revue, spécialisée dans le roman policier, m'a prié de participer à un numéro consacré au Brésil, en fournissant bénévolement un article sur Rubem Fonseca, dont j'ai été le principal traducteur français dans les années 80 et 90. J'ai bien voulu. Une fois prêt, mon article a été accepté. L'on m'a prié en outre de fournir quelques photographies : un portrait de moi, un échantillon de l'écriture du romancier, un dessin explicatif contenu dans une de ses lettres. Ce numéro spécial a paru en décembre. Comme on ne se précipitait pas pour me l'envoyer, il a fallu que je le réclame, et j'ai enfin pu en prendre connaissance avec quelques mois de retard. En cherchant bien j'y ai découvert, sur une demi-page, mon article réduit de moitié, sans aucune des photos demandées. J'ai noté que ma contribution ainsi rabougrie n'était même pas mentionnée dans le sommaire du numéro. Ce traitement n'est pas très flatteur, n'est-ce pas? De mon côté, je restitue aujourd'hui le texte intégral de cet article en en faisant ma Lettre documentaire n° 507.

TRADUIRE FONSECA

fonseca1

Dans les premières années 80, j'avais aimé lire des nouvelles de Rubem Fonseca. J'en traduisis quatre de mes préférées. Mon premier contact avec l'auteur, par correspondance, fut pour les lui présenter. J'obtins son approbation, et son accord pour prospecter, mais je n'ai jamais réussi à convaincre un éditeur d'en publier un recueil. Une ou deux ont paru, dans des revues littéraires confidentielles.
     En 1984, lors de mon premier séjour à Rio, un ami me fit savoir que Fonseca venait de publier un roman policier, A grande arte, qui obtenait dans le pays un fort succès, et que je pourrais essayer de proposer en France. Les romans en général étaient moins à mon goût que les nouvelles, et le sont demeurés, mais je décidai de tenter l'aventure. Instruit par l'agence littéraire Carmen Balcells, basée à Barcelone, de ce que les éditions Grasset s'intéressaient à l'ouvrage, je leur offris mes services au moment opportun où elles avaient acquis les droits sur ce titre mais n'avaient pas encore embauché de traducteur. C'est ainsi que j'eus la chance d'être engagé, sans soutien particulier, pour procéder à la tâche. Ce fut mon premier contrat de cette importance dans la profession, celui qui m'a mis le pied à l'étrier.
     La maison de la rue des Saints-Pères dut être assez satisfaite de mon travail, ou de mon zèle à respecter les dates convenues, pour faire de nouveau appel à mes services. J'ai traduit pour elles, au fil des années 80 et 90, quatre autres oeuvres du même romancier. C'était François Bourin, travaillant alors chez Grasset, qui m'avait contacté pour le premier roman, et j'eus affaire pour les suivants à la regrettée Ariane Fasquelle.
     Ces emplois étaient une aubaine pour le jeune truchement aux habitudes frugales. La traduction d'un roman représentait un chantier de trois ou quatre mois, qui assurait ma subsistance pour un an. L'entreprise n'était pas une mince affaire dans les premiers temps, avant l'ordinateur et internet. Je rédigeais d'abord un brouillon complet au stylo, sur des cahiers d'écolier, puis je le transcrivais au propre sur ma petite machine à écrire Underwood. J'ai retrouvé dans mon exemplaire de Bufo, appartenant maintenant à une collection publique, le calendrier que j'avais tracé dans le rabat de couverture, fixant la dizaine de pages que je m'imposais de traduire chaque jour, de la page 7 à la 337, d'un lundi 26 au vendredi 27 du mois suivant.
     Dès ma première traduction de livre, je remarquai cette constante dans le déroulement du travail, que la reprise du brouillon, les corrections, la résolution des problèmes récurrents ou ponctuels laissés de côté, demandent autant de temps et d'efforts que toute la rédaction du premier jet. C'est la partie la plus intéressante de l'opération, celle où l'on peut se consacrer à «la petite cuisine du style» chère à Verlaine. Choix syntaxiques (passé simple ou composé, option du tutoiement ou du vouvoiement, le «você» étant au Brésil d'un emploi équivalant au «you» anglais), éclaircissement des termes inconnus et des tournures incompréhensibles (à l'époque où les seuls dictionnaires n'offraient pas toutes les possibilités d'informations maintenant trouvables en ligne, notamment pour le vocabulaire spécialisé ou celui de la vie courante), recherche de références (quel est le titre français de tel film américain cité en portugais dans le texte?). Il y a aussi la question des imperfections que l'on décèle dans l'oeuvre (rien n'échappe au traducteur, par nécessité le plus impitoyable des lecteurs) : répétitions fâcheuses, incohérences de détail (tel personnage, tel lieu a légèrement changé de nom à quelques pages d'intervalle). Là se pose le problème éthique de savoir si le traducteur doit seulement traduire, ou bonifier le texte original. Le grand avantage de travailler sur un auteur vivant est qu'on peut éventuellement le consulter. Sur ce plan Fonseca s'est toujours montré extrêmement attentif, répondant patiemment à mes longues listes de questions. Je possède même, parmi ses premières lettres, un dessin au stylo figurant un manche de poignard en forme de cercueil, que j'avais eu du mal à me représenter. Très scrupuleux, il adressait aussi à ses traducteurs en différentes langues des circulaires dans lesquelles il signalait des coquilles repérées dans les éditions brésiliennes, ou suggérait des modifications du texte.
    Je n'ai rencontré Rubem Fonseca qu'une seule fois, à Paris, je ne sais plus en quelle année. Il participait à un Salon du Livre en y donnant une conférence. J'y assistai sans mot dire, et ne fus me présenter à lui que quand il eut fini. Il se montra aimable, plaisantant sur le fait que je vivais «lá na roça», dans la brousse, c'est à dire en province. Il me pria de l'accompagner pour lui servir d'interprète dans un magasin d'informatique où il voulait acheter du matériel, ce que je fis volontiers.
     Mis à part cet épisode, nous ne nous sommes guère connus personnellement. Il s'est amusé à affubler de mon patronyme un personnage secondaire, le modérateur Jean-Claude Billé, dans la nouvelle Romance negro (roman noir) qui donne son titre à un recueil paru en 1992. Je garde le souvenir d'un trait sympathique de sa personnalité, lu en 1988 dans les pages d'un magazine, où l'on révélait qu'il consacrait du temps à soigner les arbres de son quartier. J'ignorais alors que j'aurais à mon tour charge d'arbres, quelques années plus tard. La phrase de ses fictions dont je garde le souvenir le plus insistant est celle que se répétait un narrateur mélancolique, «Pior do que uma doença» (pire qu'une maladie). Je n'avais d'abord pas compris le sens de cette formule énigmatique, se référant sans doute à l'arrivée de l'âge, au passage du temps.

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