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Journal documentaire
3 septembre 2014

notes sur deux capucins, 1 : claude d'abbeville

dabbevilleDeux vaines tentatives de colonisation française au Brésil (la «France Antarctique» dans la baie de Rio en 1555-1560, puis la «France Equinoxiale» sur la côte nord, dans le Maranhão, en 1612-1615) ont donné lieu chacune à deux livres remarquables. La première, les relations du cordelier André Thevet et du protestant Jean de Léry, ouvrages que j'ai étudiés, parmi d'autres, dans la thèse que j'ai consacrée en 2000 au vocabulaire de La faune brésilienne dans les écrits documentaires du seizième siècle. La seconde entreprise coloniale, quant à elle, a fourni la matière de deux livres écrits par des franciscains, les pères capucins Claude d'Abbeville et Yves d'Evreux, imprimés en 1614 et 1615. Au printemps 2011, à l'occasion d'un colloque se tenant à Paris, le seul auquel j'aie jamais été convié, et portant sur le thème de «L'animal dans le monde lusophone», j'ai présenté, en faisant une escapade hors du seizième siècle pour m'aventurer dans ce début du dix-septième, une communication où j'ai examiné le lexique de «La faune brésilienne chez les chroniqueurs de la France équinoxiale, Claude d'Abbeville et Yves d'Evreux». Cet article sera peut-être publié un jour avec les actes du colloque, et dans cette perspective je préfère le garder inédit pour l'instant, me réservant toutefois la possibilité d'en passer une copie en privé à qui en aurait besoin. En attendant, je voudrais faire connaître à mes lecteurs quelques points qui ont retenu mon attention, notamment en dehors de mon sujet d'étude, en lisant les livres des deux missionnaires capucins.

1. CLAUDE D'ABBEVILLE. J'ai lu son Histoire de la mission des pères capucins en l'île de Maragnan et terres circonvoisines, où est traité des singularités admirables et des moeurs merveilleuses des Indiens habitants de ce pays (je modernise par commodité l'orthographe de l'énoncé, comme je le ferai ci-dessous pour les citations) dans l'excellente réédition en fac-similé publiée à Graz, en Autriche, en 1963. C'est un pavé de 395 feuilles, soit près de 800 pages. L'auteur est un documentaliste fou furieux qui, outre la narration de l'expédition, inventorie toute la faune (pas moins de 209 espèces citées, dont 199 avec le nom en tupi), toute la flore, tous les villages du secteur avec les noms des chefs, et jusqu'aux étoiles du ciel telles que l'astronomie indigène les conçoit. (J'introduis mes notes ci-dessous par le numéro du chapitre, suivi du numéro du folio).

III-26. Dans le récit du voyage d'aller, Claude dit avoir vu dans l'Atlantique, outre des requins, des poissons «appelés Cassons, autrement Chiens de mer». Cette dernière périphrase s'applique communément aux espèces de requins de petite taille. Quant aux Cassons, ils ont intrigué le traducteur brésilien Sérgio Milliet, qui avoue n'avoir trouvé ce nom dans aucun dictionnaire. Il me semble qu'il faut y voir tout simplement la francisation du mot portugais «cações», qui sera parvenu aux oreilles du voyageur, et désigne également les petits requins. Je suis étonné que Milliet n'y pense pas.

XXXIII-186. Je remarque et j'aime beaucoup le nom d'un des villages indiens, Caagouire, «qui signifie l'ombre des arbres». Il semble qu'en tupi cela veuille dire plus exactement «sous la forêt» ou «sous les arbres». Cela fait penser à «Unter den Linden». «A l'ombre des arbres» serait en effet un nom de lieu avenant.

XXXV-189. Il y a dans la première phrase de ce chapitre («De la température du Brésil, & particulièrement de l'île de Maragnan») un mystère que je n'ai su résoudre quant à la nature et au sens du mot «rap» : «Bien que le soleil fasse son cours diurnal régulièrement en vingt-quatre heures, par le rap du premier mobile, …» Je n'ai trouvé ce mot dans aucun dictionnaire et je me demande, comme le traducteur brésilien, si ce peut être une coquille.

XXXIX-237. Dans ses notes à une édition brésilienne des années 20, Rodolfo Garcia se trompe en croyant identifier dans le Macoucaoua de Claude le faucon Macaguá ou Acauã : le nom et la description correspondent bel et bien au Macucau, une espèce de tinamou (sorte de faisan sud-américain). Garcia commet d'ailleurs la même erreur avec le Macucagua du jésuite Fernão Cardim (1584) et Karl Fouquet avec le Mackukawa de Hans Staden (1557).

XL-246. D'Abbeville fait probablement erreur en affirmant que Panapanan est le nom indien d'un poisson doté d'«une épée au bout du museau», c'est à dire d'un espadon. Il s'agit en fait du requin-marteau, comme en attestent la même dénomination et les descriptions données par d'autres chroniqueurs, tels André Thevet (1557), Jean de Léry (1578) ou Soares de Sousa (1587). Ce terme tupi n'est plus guère usité mais il subsiste en portugais brésilien d'aujourd'hui dans le nom composé cação-panã (soit requin-panã), désignant les requins-marteaux. En reprenant cette note je suis intrigué une fois de plus par le fait que le mot panã, ou sa forme redoublée panapanã, est aussi le nom tupi des papillons. J'en viens à me demander s'il s'agit d'une simple coïncidence formelle, ou si les Indiens nommaient ce type de requin «papillon» par métaphore, comme nous nous servons de l'image du marteau, pour évoquer l'élargissement latéral de la tête de ces poissons. Mes dictionnaires et manuels n'en disent rien.

XLII-256. Miguel de Asúa et Roger French raillent d'Abbeville outre mesure (dans A new world of animals, 2005) en s'amusant de le voir déclarer que la puce Tunga tourmente «merveilleusement» ses victimes : cet adverbe n'avait pas forcément un sens positif et pouvait juste signifier «étonnamment».

XLV-266. D'Abbeville se demande si le teint des Indiens, «de couleur brune que nous disons olivâtre», est dû à la chaleur du climat ou aux huiles dont ils aiment s'enduire. Il les compare à ces gens qui, en France, «se font appeler Egyptiens ou Bohémiens». Il m'intéresse de voir ici employé le mot Egyptien, qui est le sens même de Gitan, venu par l'espagnol.

XLVI- 271. Au chapitre «De la nudité des Indiens Topinamba & des atours dont ils usent quelquefois», d'Abbeville affirme qu'il n'est pas gênant que les dames du pays se promènent en tenue d'Eve, car elles sont «modestes et retenues en leur nudité», au contraire des dames de France, avec leurs «attraits lubriques» et leurs «effrénées mignardises».

XLVII-279-280. D'Abbeville dit avoir observé qu'il n'y avait pas de jalousie mais une bonne entente entre les co-épouses du mari polygame : «… je me suis étonné souvent, comme je m'étonne encore chaque fois que je me ressouviens de la concorde et union si grande qui se trouve dans toutes les familles de ces nations sauvages, où vous voyez en la plupart plusieurs femmes avec un seul mari, vivre avec tant d'amitié parmi leur paganisme, que jamais vous n'entendez de bruit dans leurs ménages, ni de la part des femmes à l'endroit du mari, ni du mari envers ses femmes». Une concorde aussi parfaite m'étonne moi aussi, et je ne crois pas qu'il faille aller bien loin pour trouver des exemples du contraire, mais enfin l'auteur doit parler de bonne foi, d'autant qu'il est, de par sa religion, peu enclin à l'éloge de la polygamie (l'abandon de cette coutume, et la renonciation au cannibalisme, sont les principales réformes morales que les missionnaires s'efforcent d'obtenir des Indiens). Vers la fin du livre, dans un chapitre où Claude d'Abbeville reproduit une lettre de son confrère Yves d'Evreux (LXII-384) se trouve un mot plaisant sur le sujet. Un Indien tombé malade, se croyant en danger de mort, et pensant trouver le salut dans la religion chrétienne, demande à Yves le baptême. Celui-ci le lui accorde mais en profite pour prier le converti de renoncer à la polygamie : «Je lui proposai, s'il revient en santé, qu'il faut laisser la pluralité des femmes : il s'y résout et en choisit une, licenciant les autres.» (Il leur a fait un plan social!)

XLVII-281. Ce passage admiratif, et admirable, sur les enfants indiens «de quatre, cinq & six ans» : «… outre qu'ils ont le corps bien fait et proportionné, ils n'ont pas tant de légèretés puériles comme beaucoup de petits enfants de l'Europe, au contraire ils sont doués d'une petite gravité si jolie & d'une modestie naturelle si honnête que cela les rend extrêmement agréables et aimables …» Je ne me lasse pas de cette «petite gravité si jolie».

XLIX-295. D'Abbeville mesure la cruauté des Indiens au fait que non seulement ils dévorent leurs prisonniers de guerre après leur avoir fracassé la tête, mais qu'ils les laissent parfois vivre parmi eux quelque temps et prendre femme avant d'être exécutés, et que si celle-ci en a eu un enfant, le petit innocent est également massacré. Le capucin constate là «le désir qu'ils ont d'exterminer totalement la race de leurs ennemis». Sans doute le mot «race» a-t-il ici moins le sens de groupe humain physiquement différent que celui de lignée, les ennemis en question étant souvent les semblables des bourreaux, et parlant la même langue. Mais la formule est frappante aux yeux du lecteur d'aujourd'hui, parce qu'elle correspond assez exactement à la définition de ce qu'on appelle maintenant un «génocide», mot nouveau pour désigner une réalité vieille comme le monde.

L-300. J'aime bien ce paragraphe décrivant la danse minimaliste des Indiens : «Lorsqu'ils dansent, ils ont coutumièrement les deux bras pendants, et quelquefois la main droite vers le dos, se contentant de remuer seulement la jambe et le pied droit. Il est bien vrai que quelquefois ils s'approchent les uns des autres, et puis ils se retirent en arrière, tournant après en rond, toujours frappant du pied contre terre, mais ayant tournoyé trois ou quatre tours, chacun à la cadence se retrouve en sa place d'où il était parti.»

LI-314 sq. D'Abbeville observe que si les Indiens n'acceptent pas toujours facilement d'abandonner les meurtres rituels et la polygamie, comme les chrétiens les en prient, en revanche ils copient volontiers des usages que les Français ne les ont nullement pressés d'adopter. Ainsi beaucoup d'hommes renoncent-ils à s'épiler la barbe ou à se faire des «piercings». Je vois dans cette attitude une raison du succès de la culture européenne dans de vastes territoires exotiques. Ce n'est pas seulement que le colonialisme l'ait bien des fois imposée, avec plus ou moins de succès. C'est aussi qu'il y avait une demande de la part d'indigènes épatés par une civilisation beaucoup plus développée, ne serait-ce que sur le plan technique (métallurgie, armes à feu, écriture, navigation transatlantique, etc). De là parfois des singeries pas forcément très utiles, un peu comme nos enfants pensent avoir meilleure mine en donnant des noms anglais à leurs groupes de musique.

LI-316 sq. D'Abbeville consacre quelques pages très intéressantes aux conceptions astronomiques des Indiens tupis. Il indique notamment les appellations qu'ils donnent à plusieurs planètes, étoiles et constellations. Les notes de R Garcia sur le sujet ne me paraissent pas très fiables, et il s'avoue incapable d'identifier la plupart des astres dont il est question. Je regrette qu'aucun expert, à ma connaissance, ne se soit penché sur la question, et je ne suis pas assez compétent pour le faire moi-même. Mais je suis content d'apprendre à cette occasion l'ancien nom français de l'amas des Pléiades, situé dans la constellation du Taureau, amas que l'on appelait la Poussinière.

LIII-329. J'aime bien l'évocation de la tranquillité vespérale des Indiens : «… étant tous couchés chacun en son lit avec un pétunoir en la main, ils discourent de ce qui s'est passé le jour et avisent de ce qui est pour l'avenir …» Les lits en question sont les hamacs suspendus et les pétunoirs, en quoi j'entends plaisamment résonner le mot pétard, sont les cigares que les Indiens se roulent, «pétun» étant le nom tupi du tabac, nom qui figure encore dans le Robert, avec le verbe pétuner, «fumer du tabac», bien qu'ils ne soient plus guère utilisés.

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