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Journal documentaire
8 octobre 2008

Lettre documentaire 433

UNE EXCURSION A KRONSTADT
Lettre de Juan Valera (1824-1905) à Leopoldo Augusto de Cueto

Saint-Pétersbourg, le 31 janvier 1857.
Mon cher ami, (...)
Nous sommes allés à Kronstadt et nous avons visité ses arsenaux fortifiés. Mais quel voyage diabolique n'avons-nous pas entrepris là? Il est connu que cette ville célèbre est bâtie sur un îlot qui ferme et défend l'embouchure de la Neva. Le bras de mer qui s'étend entre Saint-Pétersbourg et Kronstadt reste recouvert de glace jusqu'au mois d'avril. Nous partîmes donc en traîneau, et en traîneau découvert, afin de pouvoir jouir du spectacle, en échange de quoi nous nous gelions le nez. A trois lieues de là, c'est-à-dire à mi-chemin, puisqu'il faut en parcourir six en tout, nous nous reposâmes et nous réchauffâmes dans une maison en bois, qui sert à cela, et qui est construite en plein milieu de la mer. Puis nous reprîmes notre expédition et nous arrivâmes à Kronstadt sans encombre. La ville est fort belle et en été, quand elle est animée par le commerce, elle compte plus de 50.000 habitants, dont beaucoup s'en vont au diable passer l'hiver, si bien que la population est alors très réduite. Il y a là de magnifiques entrepôts et des canaux de granit, par où entrent les bateaux, et tous les signes d'une grande activité marchande, montrant que l'on se trouve aux portes de Saint-Pétersbourg et de ce que la Russie a de meilleur. Mais tout est mort, paralysé comme par l’action du diable, sans que rien puisse ressusciter avant le printemps. En voyant cela, je pensais à cette ville paralysée, dans Les mille et une nuits, où tout reste immobile jusqu’à ce que la princesse enchantée rompe le charme en donnant un baiser au beau prince endormi, et tout se remet à circuler et à s’agiter : les pigeons roucoulent, les mouches bourdonnent, les gens marchent dans les rues, le vent souffle, les femmes parlent et chantent, et le chef cuisinier du palais, qui avait depuis trois cents ans le pied en l’air pour en donner un coup à son marmiton, lui botte enfin le derrière.
Dans le port marchand de Kronstadt, cet hiver, se trouvent prisonniers des glaces près de quatre cents bateaux de toutes tailles et de toutes les nations. Nous nous promenâmes parmi eux en traîneau. Nous vîmes également l’escadre russe dans les deux ports militaires. Les seuls navires de ligne étaient au nombre d’au moins trente. Nous vîmes aussi une école de pilotes pour les navires de guerre. Les officiers de Marine, ici, doivent mieux s’y connaître pour manœuvrer que pour naviguer en se guidant sur les étoiles. (...) Les bassins de Kronstadt sont fort beaux et solides, faits de granit et capables de contenir quinze navires à la fois. Nous visitâmes le fort Alexandre, situé à deux kilomètres du fort Paul, chacun d’un côté du canal par où seulement peuvent passer les navires de gros tonnage, qui veulent pénétrer dans la baie. Les forts Pierre et Kronschlot, quelques batteries construites dernièrement, d’autres encore en construction, et la muraille qui protège la ville du côté occidental, complètent ces redoutables fortifications. Dans le fort Paul, il y a 161 canons de type Paixhans, et dans le fort Alexandre, 121. Les canons du fort Alexandre sont installés dans quatre galeries superposées. Dans les angles, et aux points stratégiques, les canons sont d'un calibre tel, qu'ils peuvent tirer des boulets et des obus de 14 pouces. Chaque canon tourne sur une base semi-circulaire et, malgré le poids, peut être manœuvré en un instant par seulement deux hommes. Pour élever ou abaisser l’angle de tir, il y a aussi un artifice ingénieux et nouveau, et inventé ici, à ce qu’on dit, mais je ne veux y croire. La solidité de ces forts est merveilleuse, mais les galeries me paraissent étroites et basses, et s’il vient un jour de guerre où il faudra jouer de tous ces instruments, les musiciens seront étouffés par la fumée. Chaque galerie est parcourue par un chariot sur rails, qui distribue rapidement les munitions. Il y a des fours très bien conçus et fabriqués pour pouvoir chauffer beaucoup de boulets en peu de temps et les tirer rouges. Maintenant que j’ai vu toutes ces merveilles, je me dis, bien que je ne connaisse rien à la science militaire, que nous sommes assez en sécurité à Saint-Pétersbourg, et que l’on aurait grand mal à nous nuire.
Il commençait à faire sombre lorsque nous quittâmes Kronstadt, et la nuit nous surprit au milieu de la mer gelée. Les chevaux qui tiraient le traîneau de Monsieur le Duc étaient meilleurs que les nôtres, et ils nous distancèrent. Les nôtres s’arrêtèrent et refusèrent de tirer plus. Quiñones, le colonel Obrescoff et moi-même, imaginions déjà et tenions même pour certain, que nous allions devoir passer la nuit là. La neige tombait en tourbillons et recouvrait le traîneau d’une couche épaisse de deux empans. Quiñones et moi descendîmes pour pousser le traîneau et le dégager. Mais lorsque nous nous vîmes enfoncés dans la neige jusqu’aux genoux, nous prîmes peur et nous remontâmes dans le traîneau. Finalement, alors que nous avions déjà presque perdu espoir, et que peu à peu nous nous résignions à nous transformer en sorbets, nous entendîmes le bruit d’un attelage, nous appelâmes, et on accourut. C’était une mal nommée diligence, qui nous emmena par chance avec elle. Nous y rencontrâmes deux patrons de bateaux immobilisés par la glace à Kronstadt, un anglais et un hollandais, qui allaient à Saint-Pétersbourg. Mais nous n’étions pas au bout de nos malheurs, bien que nous fussions maintenant mieux abrités du vent. La diligence s’égara, car les piquets plantés dans la glace pour indiquer le chemin étaient rendus invisibles par la neige tombant sans cesse et par l’obscurité de la nuit. Ainsi nous parcourûmes à l’aventure trois ou quatre verstes, sans pouvoir nous orienter. Bien que personne n’en parlât, tout le monde redoutait que nous nous renversions ou que nous tombions dans l’une des crevasses que la pression de la marée montante ouvre dans la dalle cristalline qui recouvre l’eau. A l’aller, nous avions pu voir à la lumière du jour quelques unes de ces fentes, et nul d’entre nous ne se sentait disposé à jouer le rôle de Curtius. Enfin nous retrouvâmes les piquets et le chemin et, bien que tard et dans un grand épuisement, nous regagnâmes la maison, où nous dînâmes fort bien, à côté du jardin artificiel dont je vous ai parlé, et en écoutant le paisible murmure du jet d’eau qui se trouve au milieu.
Mais assez de nouvelles pour aujourd'hui.
Votre très attaché, J. Valera.

Traduit de l'espagnol par Philippe Billé, d'après le texte des Cartas desde Rusia, lu dans l'édition de Barcelona : Laertes, 1986.

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