Lettre documentaire 433
UNE EXCURSION A KRONSTADT
Lettre de Juan Valera (1824-1905) à Leopoldo Augusto de Cueto
Saint-Pétersbourg, le 31 janvier 1857.
Mon cher ami, (...)
Nous sommes allés à Kronstadt et
nous avons visité ses arsenaux fortifiés. Mais quel voyage diabolique
n'avons-nous pas entrepris là? Il est connu que cette ville célèbre est
bâtie sur un îlot qui ferme et défend l'embouchure de la Neva. Le bras
de mer qui s'étend entre Saint-Pétersbourg et Kronstadt reste recouvert
de glace jusqu'au mois d'avril. Nous partîmes donc en traîneau, et en
traîneau découvert, afin de pouvoir jouir du spectacle, en échange de
quoi nous nous gelions le nez. A trois lieues de là, c'est-à-dire à
mi-chemin, puisqu'il faut en parcourir six en tout, nous nous reposâmes
et nous réchauffâmes dans une maison en bois, qui sert à cela, et qui
est construite en plein milieu de la mer. Puis nous reprîmes notre
expédition et nous arrivâmes à Kronstadt sans encombre. La ville est
fort belle et en été, quand elle est animée par le commerce, elle
compte plus de 50.000 habitants, dont beaucoup s'en vont au diable
passer l'hiver, si bien que la population est alors très réduite. Il y
a là de magnifiques entrepôts et des canaux de granit, par où entrent
les bateaux, et tous les signes d'une grande activité marchande,
montrant que l'on se trouve aux portes de Saint-Pétersbourg et de ce
que la Russie a de meilleur. Mais tout est mort,
paralysé comme par l’action du diable, sans que rien puisse ressusciter
avant le printemps. En voyant cela, je pensais à cette ville paralysée,
dans Les mille et une nuits, où tout reste immobile jusqu’à
ce que la princesse enchantée rompe le charme en donnant un baiser au
beau prince endormi, et tout se remet à circuler et à s’agiter : les
pigeons roucoulent, les mouches bourdonnent, les gens marchent dans les
rues, le vent souffle, les femmes parlent et chantent, et le chef
cuisinier du palais, qui avait depuis trois cents ans le pied en l’air
pour en donner un coup à son marmiton, lui botte enfin le derrière.
Dans
le port marchand de Kronstadt, cet hiver, se trouvent prisonniers des
glaces près de quatre cents bateaux de toutes tailles et de toutes les
nations. Nous nous promenâmes parmi eux en traîneau. Nous vîmes
également l’escadre russe dans les deux ports militaires. Les seuls
navires de ligne étaient au nombre d’au moins trente. Nous vîmes aussi
une école de pilotes pour les navires de guerre. Les officiers de
Marine, ici, doivent mieux s’y connaître pour manœuvrer que pour
naviguer en se guidant sur les étoiles. (...) Les bassins de Kronstadt
sont fort beaux et solides, faits de granit et capables de contenir
quinze navires à la fois. Nous visitâmes le fort Alexandre, situé à
deux kilomètres du fort Paul, chacun d’un côté du canal par où
seulement peuvent passer les navires de gros tonnage, qui veulent
pénétrer dans la baie. Les
forts Pierre et Kronschlot, quelques batteries construites
dernièrement, d’autres encore en construction, et la muraille qui
protège la ville du côté occidental, complètent ces redoutables
fortifications. Dans le fort Paul, il y a 161 canons de type Paixhans,
et dans le fort Alexandre, 121. Les canons du fort Alexandre sont
installés dans quatre galeries superposées. Dans les angles, et aux
points stratégiques, les canons sont d'un calibre tel, qu'ils peuvent
tirer des boulets et des obus de 14 pouces. Chaque canon tourne sur une
base semi-circulaire et, malgré le poids, peut être manœuvré en un
instant par seulement deux hommes. Pour élever ou abaisser l’angle de
tir, il y a aussi un artifice ingénieux et nouveau, et inventé ici, à
ce qu’on dit, mais je ne veux y croire. La solidité de ces forts est
merveilleuse, mais les galeries me paraissent étroites et basses, et
s’il vient un jour de guerre où il faudra jouer
de tous ces instruments, les musiciens seront étouffés par la fumée.
Chaque galerie est parcourue par un chariot sur rails, qui distribue
rapidement les munitions. Il y a des fours très bien conçus et
fabriqués pour pouvoir chauffer beaucoup de boulets en peu de temps et
les tirer rouges. Maintenant que j’ai vu toutes ces merveilles, je me
dis, bien que je ne connaisse rien à la science militaire, que nous
sommes assez en sécurité à Saint-Pétersbourg, et que l’on aurait grand
mal à nous nuire.
Il
commençait à faire sombre lorsque nous quittâmes Kronstadt, et la nuit
nous surprit au milieu de la mer gelée. Les chevaux qui tiraient le
traîneau de Monsieur le Duc étaient meilleurs que les nôtres, et ils
nous distancèrent. Les nôtres s’arrêtèrent et refusèrent de tirer plus.
Quiñones, le colonel Obrescoff et moi-même, imaginions déjà et tenions
même pour certain, que nous allions devoir passer la nuit là. La neige
tombait en tourbillons et recouvrait le traîneau d’une couche épaisse
de deux empans. Quiñones et moi descendîmes pour pousser le traîneau et
le dégager. Mais lorsque nous nous vîmes enfoncés dans la neige
jusqu’aux genoux, nous prîmes peur et nous remontâmes dans le traîneau.
Finalement, alors que nous avions déjà presque perdu espoir, et que peu
à peu nous nous résignions à nous transformer en sorbets, nous
entendîmes le bruit d’un attelage, nous appelâmes, et on accourut. C’était
une mal nommée diligence, qui nous emmena par chance avec elle. Nous y
rencontrâmes deux patrons de bateaux immobilisés par la glace à
Kronstadt, un anglais et un hollandais, qui allaient à
Saint-Pétersbourg. Mais nous n’étions pas au bout de nos malheurs, bien
que nous fussions maintenant mieux abrités du vent. La diligence
s’égara, car les piquets plantés dans la glace pour indiquer le chemin
étaient rendus invisibles par la neige tombant sans cesse et par
l’obscurité de la nuit. Ainsi
nous parcourûmes à l’aventure trois ou quatre verstes, sans pouvoir
nous orienter. Bien que personne n’en parlât, tout le monde redoutait
que nous nous renversions ou que nous tombions dans l’une des crevasses
que la pression de la marée montante ouvre dans la dalle cristalline
qui recouvre l’eau. A l’aller, nous avions pu voir à la lumière du jour
quelques unes de ces fentes, et nul d’entre nous ne se sentait disposé
à jouer le rôle de Curtius.
Enfin nous retrouvâmes les piquets et le chemin et, bien que tard et
dans un grand épuisement, nous regagnâmes la maison, où nous dînâmes
fort bien, à côté du jardin artificiel dont je vous ai parlé, et en
écoutant le paisible murmure du jet d’eau qui se trouve au milieu.
Mais assez de nouvelles pour aujourd'hui.
Votre très attaché, J. Valera.
Traduit de l'espagnol par Philippe Billé, d'après le texte des Cartas desde Rusia, lu dans l'édition de Barcelona : Laertes, 1986.