Noté en lisant Montaigne
Longtemps je me suis contenté d’admirer Montaigne de loin, les deux trois pages qu’on nous en fait lire au lycée, les quelques fragments qui croisent ensuite notre chemin. Chaque fois que j’avais voulu me plonger plus sérieusement dans ses écrits, j’avais laissé tomber par découragement. La bizarrerie de la langue du seizième siècle, qui ne m’a pourtant pas empêché de lire quelques uns de ses contemporains, mais aggravée chez lui par sa rhétorique touffue, sans parler des omniprésentes citations d’anciens, dont il fallait chercher la traduction en fin de chapitre ou de volume, c’est-à-dire au diable, tout cela rebutait. Je n’ai donc pas beaucoup usé le beau volume de ses œuvres dans la Pléiade, que je possède depuis longtemps, et dans lequel je me rappelle cependant avoir lu son voyage en Italie. Je ne sais quelles possibilités de lire Montaigne offre la librairie d’aujourd’hui, je ne cherche plus, mais je n’étais pas mécontent de tomber, voilà quelques mois, sur un volume d’extraits des Essais paru il y a presque trente ans dans la collection 10-18. Ce recueil organisé par un certain Paul Galleret réunit en chapitres thématiques des fragments plus ou moins brefs, allant de deux lignes à une page, mis en français d’aujourd’hui. A la fin de chaque passage, une simple référence numérique indique le tome et le chapitre des Essais d’où il provient. Quant aux citations latines et grecques, elles figurent en français dans le texte, dont elles se distinguent seulement parce qu’elles sont imprimées en italique. Elles ne sont pas créditées, mais le repérage permet de les localiser et de les identifier dans une édition complète. Cette sorte de digest ingénieux mais honnête facilite ainsi l’abordage d’une œuvre ardue et j’ai profité de l’occasion. Depuis quelque temps, donc, j’employais des moments perdus à ronger cet ouvrage. Le parcours était assez agréable dans l’ensemble, et quand une page m’ennuyait, rien n’empêchait d’aller voir plus loin. Il faut dire que quand il s’y met, Montaigne est «ondoyant et divers» jusqu’à l’emberlificotage, et que la relative clarté apportée par cette édition ne suffit pas à le rendre entièrement transparent et léger.
J’ai trouvé à l’auteur par moments un air content de lui qui m’agaçait.
Sur les animaux, pages 295 sq, il raconte plusieurs âneries, mais je prends au sérieux l’observation de chasseurs, comme quoi le meilleur chiot d’une portée serait le premier que la mère va chercher, si on les sépare d’elle (II, 8). A la réflexion je me demande, si le phénomène était avéré, comment l’expliquer : la chienne sent-elle d’instinct que tel chiot est plus «réussi» que les autres et vaut donc d’être privilégié, ou éprouve-t-elle a priori une sympathie particulière pour tel individu, qui réussira mieux parce qu’il sera particulièrement choyé ?
Montaigne a de la charité pour les animaux, p 116 : «Je ne prends guère de
bêtes vivantes à qui je ne redonne les champs. Pythagore les achetait
aux pêcheurs et aux oiseleurs pour en faire autant» (II, 11). J’admire
ce dernier exemple, j’ai été parfois tenté de faire de même, ce qui
pose le problème de savoir si, ce faisant, on n’encourage pas le
commerce, qui entraînera de nouvelles prises etc. Mais c’est toujours
un beau geste. Il existe une photo de Jean-Mi où il tient une tortue
rachetée pour la libérer.
Je relève de belles vieilles expressions, comme p 228 «à la diane et à la retraite», qui a l’air de vouloir dire le matin et le soir («Je loge chez moi en une tour où, à la diane et à la retraite, une fort grosse cloche sonne tous les jours l’Angélus», I, 22). Il dit aussi p 276 «tomber de l’eau», pour pisser me semble-t-il (I, 3) et parle p 220 de «la vastité sombre de nos églises» (II, 12).
Sa petite réflexion p 225 que «Le monde n’est qu’une branloire
pérenne» (III, 2) est comme un écho du «Tout est en train de se
transformer» de Marc-Aurèle (Pensées, IX, 19) et Rousseau dira de même «Tout est dans un flux continuel sur la terre», dans la Cinquième promenade de ses Rêveries.
J’ai souri en le voyant évoquer p 254 un lieu «près de Bordeaux, vers Castres» (II, 2). En effet il ne s’agit pas du célèbre Castres du Tarn, mais d’une bourgade des Graves, à une vingtaine de km de Bordeaux sur la route de Langon. Je ne sais plus ce que j’y cherchais un dimanche, il y a des années, j’ai demandé mon chemin à un passant, par la portière. Je ne peux pas vous dire, je ne suis pas Castrais, m’avait-il répondu en se marrant.
Est-ce son observation de la p 236, que «… la plupart de nos actions, nous les accomplissons par imitation et non par choix» (III, 5) qui a inspiré à Gomez Davila sa scolie : «La simple imitation est le mobile de la plupart de nos comportements» (Nuevos escolios, 1986, II, p 48) ? En tout cas, la sympathie déclarée du Colombien pour le Bordelais n’étonne pas, vu les diverses saillies «réac», comme p 280 sur «la multitude, mère d’ignorance, d’injustice et d’inconstance» (II, 16), p 332 que «le changement est à craindre» (I, 43) ou p 372 cette citation du «vieux Caton» : «Autant de valets, autant d’ennemis !» (II, 8).