Soupçons
Un de mes souvenirs les plus décourageants est celui d’une petite question que m’avait posée, voilà une vingtaine d’années, un copain africain, plus précisément tchadien, Haroun. Il me confia un beau jour que quelqu’un, je ne sais plus si c’était dans une administration ou dans un commerce, l’avait appelé «patron» et, ne sachant s’il devait considérer cela comme de la familiarité, de la connivence ou du mépris, il me demandait mon avis. J’étais bien en peine de lui répondre. Ma foi, lui dis-je, tout dépend du ton sur lequel on te parlait. Sous son apparence insignifiante, cette anecdote m’avait ouvert une perspective à laquelle je n’avais jamais songé, à savoir le point de vue des étrangers sur notre vie de tous les jours, les interrogations particulières, voire les inquiétudes, qui pouvaient être les leurs. Souvent depuis lors, quand j’ai moi-même été victime de la malveillance ou de la muflerie de tel ou tel fonctionnaire ou boutiquier, je me suis dit que mon amertume serait plus vive encore, si par exemple j’étais un homme de couleur, ou membre de quelque «minorité visible», et donc fondé à me demander si c’était cette «raison», qui me valait ce mauvais traitement. Car il est certain que dans ce genre de cas fâcheux ou ambigus, la situation de «minoritaire» est propice à des soupçons, qui dans la situation de «majoritaire» n’ont pas lieu d’être. Or ces soupçons peuvent être justifiés, comme ils peuvent ne l’être pas du tout. J’ai repensé à ce problème quelquefois, ces derniers mois, en apprenant que des clubs humanistes commanditaient des sondages d’opinion auprès de membres de «minorités», que l’on interrogeait sur leur «sentiment d’exclusion», qui me semble être une donnée bien fumeuse.