Vraiment minable
Hier soir comme souvent, je m’attarde au boulot un moment après la fermeture, le temps d’aller voir un peu sur le net, puis je rentre à la nuit tombée, vers six heures et demie, sous un vague crachin. Et voilà qu’en passant dans une petite rue juste derrière le campus, j’aperçois sur le côté droit quelqu’un qui faisait des signes. C’était une jeune femme et les signes n’étaient pas très clairs. Un instant, il me vint à l’esprit qu’il y avait encore grève et que les étudiants étaient réduits à faire du stop, comme il arrive, mais si l’instant avait pu se prolonger tant soit peu, j’aurais percuté qu’il ne passe jamais aucun bus dans cette rue et que ce ne pouvait donc être le cas. (Toute cette scène, en vérité, n’a duré que quelques secondes, bien moins de temps qu’il ne m’en faut maintenant pour la raconter). En attendant j’avais ralenti et je m’étais arrêté. Je me tenais sur mes gardes, on ne sait jamais, mais la fille avait l’air sérieux et je lui ouvris la portière. Ce qu’elle me dit alors était très surprenant. Je ne sais plus ses termes, mais c’était en substance «Je suis fumeuse, je n’ai plus rien, je suis en manque, pouvez-vous me prêter un peu d’argent pour acheter des cigarettes.» J’étais étonné, et à vrai dire déçu et fâché que l’on puisse arrêter une voiture pour mendier, qui plus est pour mendier ça. Je suis désolé, mais je ne peux rien pour vous, lui dis-je d’un ton sec. Hélas, cela n’eut aucun effet. Elle continuait de m’implorer, et de façon inquiétante, en parlant lentement, tout en me fixant d’un regard halluciné, cependant que, tout en restant à l’extérieur de la voiture, elle s’était accroupie et s’agrippait des deux mains au siège du passager. Je répétai mon refus, sans plus de succès. Je fus alors gagné par la conviction qu’une fois de plus, je venais de tirer le gros lot, et que j’avais affaire à une cinglée de première catégorie. Elle était bien gluante et je ne voyais pas comment m’en dépêtrer. Pris d’une inspiration subite, je fourrai la main dans ma poche et en sortis un répugnant petit billet de 5 euros, déchiré et recollé d’un bout de scotch, que m’avait fourgué une commerçante dans la journée. Guidé en cela, je l’avoue, par la panique et non par la charité, je le tendis à la possédée. Elle en fut transfigurée, mais pas découragée. Vous pouvez me déposer…, commença-t-elle, mais je la coupai net, sentant que mon geste généreux m’avait investi du supplément d’autorité qui jusqu’alors m’avait fait défaut. C’est impossible, lui dis-je, fermez la porte! Et elle le fit. Ouf. Je foutis le camp sans demander mon reste. Mais vraiment, pensai-je en m’éloignant, il n’y a que moi pour aller me fourrer dans ce genre de mauvais pas. Et comme chaque fois que ça m’arrive, je sentis que pendant un moment, le diable et le bon dieu se chamaillaient dans ma pauvre âme fatiguée. Tu me fais vraiment un bel empoté, disait l’un, tu aurais quand même pu t’en tirer mieux que ça, et pour moins cher. J’aurais bien voulu t’y voir, répondait l’autre, c’est un peu facile, de venir donner des conseils quand tout est terminé.