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Journal documentaire
14 septembre 2006

O mouille et le souleil rait

Hier j'ai raccompagné ma mère chez elle par cet itinéraire oblique et long du nord de la Saintonge au sud de la Dordogne, que j'appelle la route des monts parce qu'on y passe par Montendre, Montlieu, Montguyon, Montpon. Deux cents kilomètres, trois heures de route. Elle avait passé une dizaine de jours chez moi à La Croix. J'ai pour elle une affection naturelle, et de l'admiration pour sa perfection morale évidemment supérieure à la mienne, même si je suffoque parfois un peu de certaines de ses attitudes, comme l'autre jour quand je me suis mis les pieds dans l'eau sur la plage du Martray et qu'elle m'a demandé de revenir de peur que je ne me noie (j'ai cinquante ans, j'étais à un mètre de la digue, l'eau ne me montait pas à la cheville, et je fais ce que je peux pour être patient).
Nous avons eu le temps de visiter quelques églises, quelques supermarchés, quelques cimetières, et de discuter un peu des vivants et des morts. Elle m'a eu assez tard. Elle est née en 1922, après son frère Raymond maintenant disparu, et après un premier fils que leurs parents avaient eu en 1907, Yvon je crois. Il est mort à huit ans, d'un coup de froid attrapé dans le courant d'air d'une grange, après avoir aidé un aïeul à charger ou à décharger quelque chose. On a vu sur la plaque, à Vandré, que c'était en avril 1915. A ce moment-là leur père était à la guerre, qu'il a passée en entier dans la région de Sedan sans être blessé, mais il en est revenu chauve d'avoir porté le casque pendant quatre ans. Elle m'a dit que son père ne buvait que le vin qu'il faisait lui-même, et que les années où ça ne donnait pas, il n'en buvait pas.
Au cimetière de Moragne, j'ai repensé à un incident que je n'ai pas voulu raconter. C'était peut-être l'an dernier, lors de mon passage rituel à la Toussaint, j'avais vu que des plantes, même de petits frênes, voulaient pousser dans les interstices au bord de la tombe de mon père. Vers Noël j'y étais repassé avec un sécateur. Par commodité j'avais dû marcher sur la tombe à un moment, et en en redescendant j'avais accroché une espèce de pierre verticale située au pied mais pas fixée, qui m'avait basculé sur une cheville et m'avait déchiré la peau. C'était sans gravité mais désagréable pour la douleur physique très brûlante sur le moment, et cette sale impression que c'était là comme un méchant coup de griffe venu de..., disons de l'autre côté.
En passant à Saint-Crépin ma mère m'a raconté pour la énième fois l'anecdote dont je ne me lasse pas, je lui redemande même des détails à chaque fois, du jour du mariage de Raymond, peut-être en 1942, quand leur cousin Marcel était arrivé en  dévalant la côte à toute allure sur son char à banc, et tout le monde pensait qu'il allait se rompre les os.
A Breuil-la-Réorte, elle a cherché en vain le tombeau d'une parente qui s'était suicidée en laissant au monde trois petits. Elle s'était jetée dans un puits parce qu'elle ne supportait plus la douleur d'un probable cancer, en tout cas de ce qu'ils appelaient alors une "mauvaise maladie".
Ces évocations lugubres me sont pénibles, en même temps je ne déteste pas de sentir qu'elles rabattent salutairement quelque peu de ma joie idiote de survivant en sursis, elles me donnent l'espoir peut-être illusoire qu'au moins je ne serai pas pris de court à l'heure de tous, quand il faudra décéder dans les gargouillis.
Bon, ça y est, je sens que je suis en pleine forme.
Parlons d'autre chose. Ma mère m'a aussi appris quelques expressions charentaises marrantes qui lui restent de son enfance. Il paraît qu'on appelait le liseron, cet emmerdeur du jardinier, les veuriés, c'est-à-dire les vrilles. Quand il pleut en même temps que le soleil brille, on disait "O mouille et le souleil rait, le Yab (= le Diable) bat sa femme à coups de bounnet". Et quand tout est soudain parfaitement calme et silencieux, sans le moindre souffle d'air ni le moindre bourdonnement, on disait que "le temps écoute".
(Ecrit en écoutant Harold Budd).

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Commentaires
T
Aux Antilles quand il pleut en même temps que le soleil brille on dit : le diable marie sa fille derrière l'église. <br /> Il faudrait savoir si la référence au diable existe dans d'autres régions.
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