Mort d'un jardinier
Je savais Lucien Suel grand lecteur, y compris de romans, mais je me demandais quelle sorte de «roman» il pouvait avoir composé avec la Mort d’un jardinier, que publie La Table Ronde. Je découvre une œuvre bien à sa façon, peu balzacienne, dans laquelle il n’y a pas vraiment d’intrigue à proprement parler, car la part narrative est réduite au minimum : alors qu’il fend des bûches dans son jardin, un jardinier s’écroule, victime d’une crise cardiaque. A part cette entrée en matière et la mise en scène finale, où les âmes des disparus viennent rejoindre celle du mourant, pratiquement tout l’ouvrage n’est qu’une immense collection de souvenirs, de sensations, d'observations et de confidences, à travers quoi le jardinier évoque ce que fut son existence. On ne peut dire qu’il revoit défiler sa vie comme en un film, car les réminiscences se succèdent sans ordre chronologique, mélangeant sans cesse enfance, jeunesse et âge mûr. Le propos du livre est donc moins de raconter une histoire, que de dresser un vaste autoportrait, composé d’une multitude de petits éléments juxtaposés à la façon d’une mosaïque. Dans cette mesure, le découpage en 23 chapitres ne répond guère aux progrès logiques d’un déroulement narratif, mais plus sûrement à la volonté de l’auteur de mimer une structure romanesque, et au bon plaisir de jouer avec son nombre fétiche, lequel apparaît d’ailleurs à deux trois reprises dans le corps du texte. De même que le «narrateur» s’observe plusieurs fois dans un reflet extérieur, il s’adresse aussi à lui-même comme à un interlocuteur, qu’il tutoie. Le portrait composite ainsi dressé n’est pas seulement celui d’un jardinier, mais aussi bien celui d’un écrivain, d’un écolier, d’un voyageur, d’un amant, d’un ami, d’un père et d’un fils, d’un amateur de musique et de bière, bref de toutes les identités particulières, qui réunies constituent la personnalité de Lucien. L’autodérision n’est pas absente du tableau, et l’avant-dernier chapitre s’ouvre sur un vigoureux auto-étrillage. Je reconnais dans la disposition des lieux celle du jardin de Lucien, que j’ai eu l’occasion de visiter, je capte ici ou là telle allusion à demi-mot. Un exégète aurait du pain sur la planche, pour identifier ou dater toutes les évocations identifiables ou datables. Mais cela n’est nullement nécessaire à l’appréciation d’une écriture lumineuse, précise et simple, qui envoûte par l’enchaînement des images et le ton proche parfois de l’incantation chamanique. Du beau travail, vraiment.
(P.S. Je m’inquiétais, me demandant si cette histoire de malaise cardiaque était inspirée par de réels soucis de santé. Interrogé sur ce point, l’auteur me rassure : «Dans ce livre, tout est vécu sauf la maladie et la mort du "héros".»)