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Journal documentaire
2 octobre 2015

un anniversaire

Aujourd’hui c’est l’anniversaire de ma mère et je ne suis pas avec elle, parce que pour certaines raisons il faut que je sois ailleurs. De toute façon cela n’a plus grande importance, pour elle qui n’a aucune idée de son âge ni de la date, qui ne saurait même dire en quel mois ni en quelle année nous sommes, et qui n’a probablement plus qu’une idée vague de sa propre identité. Elle ne sait pas non plus très bien qui je suis. Elle me reconnaît comme quelqu’un de familier, mais ne me croit pas, si je lui dis que je suis son fils Philippe, et je ne le lui dis plus que rarement, si c’est nécessaire. Une fois, elle m’a demandé si j’étais Charles, et comme je ne connais personne de ce nom dans la famille ni dans l’entourage, je ne vois pas de qui elle voulait parler. Le plus souvent elle me prend pour un cousin et je me demande à qui elle songe. Je ne lui connaissais que son cousin Marcel, à qui elle était très attachée, mais à qui je ne ressemble guère. Lors de deux visites récentes, elle me vouvoyait comme un étranger. La dernière fois que je l’ai vue, avant-hier mercredi, sur les cinq heures, elle m’a fait pitié dès l’arrivée car elle était la seule pensionnaire à se tenir debout devant la porte d’entrée en verre, comme si elle attendait de pouvoir sortir, ou qu’un visiteur vienne. Ah, tu arrives bien, m’a-t-elle dit et je n’ai pas compris la fin de la phrase. Ses propos sont souvent absurdes mais de syntaxe cohérente, parfois le discours se disloque et les mots s’éparpillent. Il arrive aussi maintenant que ses phrases ne soient plus qu’une bouillie de syllabes incompréhensible. Elle avait avec elle un numéro de la revue Géo, pris je ne sais où. Elle le tenait bizarrement, un peu comme on tient un bébé dans ses bras, le magazine se trouvant allongé sur son avant-bras gauche, tandis qu’elle le maintenait à demi replié avec sa main droite posée dessus. Nous sommes allés nous assoir sur des fauteuils, dans un coin tranquille. Comme la plupart du temps, je ne lui dis presque plus rien. Un mélange de tristesse, de découragement, de répulsion et d’épouvante me laisse sans voix. Je lui tiens la main si elle veut et je l’écoute en essayant de comprendre ce qu’elle veut dire, je réponds ce que je peux à ses questions et quelquefois rien du tout. A un moment, elle a posé la revue sur ses genoux et l’a entrouverte. Nous avons vu qu’il y avait entre les pages deux petites crêpes fraîches, d’une douzaine de centimètres de diamètre. C’est elle-même, je suppose, qui avait placé là ce qu’on lui avait offert peu avant pour le goûter, mais elle m’a demandé ce que c’était, comme si elle l’ignorait. Par contre elle avait l’air de trouver normal de conserver ces aliments à cet endroit, et les y a laissés. Puis elle a sorti d’une de ses poches un des morceaux de papier absorbant dont elles sont bourrées, l’a déroulé, puis ré-enroulé, puis l’a rangé entre les pages avec les crêpes. Du coup la revue ne tenait plus aussi bien fermée et cela paraissait la contrarier. Je l’ai entraînée vers une sortie et elle a bien voulu aller faire un tour dans le parc. Il faisait bon. Nous sommes allés nous assoir sur un banc, elle à ma droite. Elle m’a confié le numéro de Géo avec ses suppléments spéciaux et je l’ai rangé à ma gauche, à côté de mon sac, en espérant qu’elle n’y penserait plus et que nous pourrions oublier l’objet sur le banc. Puis elle s’est mise à ramasser des feuilles mortes qui jonchaient l’herbe à ses pieds. Chaque fois que l’on sort ainsi, elle manifeste une passion pour les feuilles mortes, y compris ternes, sales et déchirées, dont elle ne manque pas d’emporter un bouquet. Elle se penche, en ramasse une, la pose sur sa cuisse, passe la main dessus pour la défroisser, puis en ramasse une deuxième, qu’elle pose sur la première, les lisse comme elle peut, et ainsi de suite. Après en avoir accumulé cinq ou six, elle les fourre en poussant dans sa poche déjà pleine de papier absorbant. Quand elle en a eu marre, je l’ai raccompagnée à l’intérieur, avec ses poches archi-pleines, et la revue farcie, qu’elle n’avait surtout pas voulu laisser. Puis je l’ai abandonnée comme d’habitude, en ayant l’impression de prendre la fuite, avec un mélange d’accablement et de soulagement, et un taux d’humanisme, c'est à dire d'optimisme, assez proche de zéro.

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Commentaires
P
Merci, Madame.
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F
Je comprends tous les fidèles de ce site qui n’ont pas fait de commentaire sur ce billet. C’est tellement fort émotionnellement qu’il parait futile de faire remarquer la qualité et la sobriété de l’écriture qui sait si bien nous transmettre le désarroi de l’auteur, et d’autre part … que dire devant une telle fatalité ? Je l’ai lu quand il a paru mais il me trotte encore dans la tête. Philippe, puis-je me permettre quelques encouragements ?.
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