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Journal documentaire
24 août 2013

kinsey 6

kinseyJ'ai lu ce printemps un livre de Didier Lestrade intitulé Kinsey 6, Journal des années 80, paru chez Denoël en 2002, que l'on m'avait prêté. C'est un journal intime parfois quotidien, mais la plupart des entrées sont distantes de quelques jours, voire de semaines. Il va de janvier 1981 à septembre 1986. Les deux principaux sujets abordés sont d'une part tout le travail accompli par l'auteur pour la revue Magazine, qu'il avait créée, d'autre part ses relations sexuelles multiples et incessantes avec d'autres garçons. Le titre est une expression empruntée au sexologue Alfred Kinsey, qui échelonnait les comportements sexuels de 1 (exclusivement hétérosexuel) à 6 (exclusivement homosexuel) («Je n'ai jamais embrassé une femme de ma vie»).

M'étant par la suite renseigné sur les opinions actuelles de l'auteur, que je définirais comme un militant extrémiste de la cause homosexuelle, et ayant lu notamment qu'à ses yeux tout opposant au mariage gay, ce qui est mon cas, est un cochon homophobe, je suis gêné à la pensée qu'il me considérerait a priori comme un ennemi, s'il me connaissait, alors que pour ma part, j'ai ressenti quelque sympathie pour ce personnage dont j'ignorais tout avant de le découvrir dans ce livre. Mais enfin, comme nous ne sommes pas appelés à nous rencontrer, ce porte-à-faux n'a pas grande importance.

Malgré tout ce qui peut nous séparer, je suis sensible au fait que nos goûts coïncident sur quelques points, comme le plaisir de s'occuper du feu, ou celui du jardinage. Une de ses fleurs préférées, la chicorée sauvage, me ravit aussi. Je crois que j'éprouve en outre une sympathie de génération. Nous avons quasiment le même âge, à deux ans près, et si je ne suis pas né comme lui en Algérie, j'ai passé mon enfance dans le même genre de provinces françaises du Sud-Ouest que lui après son rapatriement, et je suis frappé de remarquer combien les prénoms de ses frères, Thierry, Jean-Pierre et Philippe, sont typiques de notre époque. Enfin ayant été moi-même un revuiste (sans doute moins pro que Lestrade) et en ayant fréquenté plusieurs autres, je n'ai pas détesté retrouver cette atmosphère des revues indépendantes des années 80, avec les problèmes d'édition, de collaboration, d'impression, de diffusion etc.

Les histoires de drague ne m'ont pas passionné (je dois dire qu'un journal de drague hétéro ne m'emballerait pas forcément non plus), mais enfin elles sont distrayantes, et témoignent de la remarquable vitalité de l'auteur, qui est, ou du moins qui était increvable. Quelle énergie! Il y a dans le comportement de Lestrade une instabilité affective, dont je ne sais si elle tient à sa psychologie personnelle, ou si elle est typique de sa «communauté». Il est souvent amoureux, mais ses amours passent et se succèdent, il a des «réguliers favoris» dont il s'éloigne puis se rapproche, et des amants occasionnels innombrables, dont la rencontre semble ne pas gêner ses fréquentations plus régulières. N'étant pas un grand connaisseur des questions sexuelles, je me pose peut-être naïvement la question de savoir s'il y a quelque chose de typiquement homo dans cette sexualité frénétique (par le nombre d'assauts et le nombre de partenaires), ou s'il existe chez les libertins hétéros une hyper-activité comparable. Ou savoir si cette voracité est aussi répandue chez les uns et les autres. Il est certain que les homosexuel(le)s ne sont pas inhibé(e)s par la crainte de tomber enceint(e)s, c'est une sérieuse différence avec la situation des hétéros, chez qui le moindre déduit à la sauvette peut entraîner une naissance par laquelle les partenaires, même s'ils ne se voient plus, se retrouvent en quelque sorte liés pour la vie. Se peut-il que le destin naturel des homosexuels, qui est de n'avoir pas d'enfants, leur rende les ruptures plus faciles qu'aux hétéros? Je n'y crois pas beaucoup, mais qui sait. Se peut-il que le rapport à un autre peu mystérieux, puisque du même sexe, soit moins dramatique, donc plus profane ou plus anodin que le rapport avec cet autre radical qu'est la personne du sexe opposé? Je relève entre autres une scène surprenante, en février 83 : Lestrade retrouve dans un night-club un type avec qui il a déjà eu quelques contacts humains, et qui lui propose de le suivre chez lui. Ils y vont. Là se trouve l'amant en titre du type, en train de regarder un film à la télévision. Voilà donc un couple relativement constitué, assez stable pour cohabiter, mais chez qui il n'est pas anormal que l'un aille draguer en boîte sans l'autre, et de plus ramène à la maison un copain de rencontre. Et là-dessus, peu après, Lestrade et le type commencent à s'enfiler sur la moquette à côté du troisième homme, qui continue de regarder la télé sans broncher. Je peux me tromper, mais j'imagine mal de tels accommodements chez des hétéros.

L'accusation d'«homophobie» est une de ces massues morales d'aujourd'hui, comme l'antisémitisme ou l'islamophobie, si faciles à manier que d'aucuns tendent à en abuser. Pour ma part, je pense que la notion elle-même est abusive : je ne vois pas pourquoi le fait de n'avoir pas de goût pour les rapports homosexuels, ou de se méfier des revendications soutenues par certains militants fanatiques au nom des homosexuels en général, relèverait d'une phobie, c'est à dire d'une maladie. Par contre je me demande s'il ne conviendrait pas de parler d'hétérophobie à propos de Lestrade, qui visiblement s'ennuie à mort dès qu'il n'est plus entouré d'homosexuels. La façon dont il parle du cas ambigu des bisexuels est significative : la bisexualité est une «horreur» (p 58), elle est «maudite» (p 121), car ceux qui oscillent ainsi entre les genres risquent de «pencher du mauvais côté» (on devine lequel, p 148). Son enfermement volontaire dans le «ghetto» homosexuel a quelque chose d'un peu suffoquant, vu avec des yeux de Kinsey 1, mais il a l'air de s'y trouver comme un poisson dans l'eau, et après tout chacun voit midi à sa porte.

Tant que j'étais à explorer une culture différente, j'aurais aimé que l'auteur nous rapporte ce qu'étaient les «incroyables histoires zoophiles» que lui raconte un ami grec, page 130. Mais on n'en saura pas plus.

Didier Lestrade écrit dans une langue populaire, qui n'a rien de précieux. Il abuse un peu de mots comme le verbe «adorer», les adjectifs «adorable», «incroyable», mais cela contribue peut-être à la fraîcheur de son texte, à son côté sans façon. Il est enclin à l'anglicisme, fourre des expressions anglaises un peu partout, ne dit jamais «câlin» mais «cuddle», par exemple. Mais il s'exprime avec une remarquable clarté, et c'est un excellent conteur. Ma partie préférée du livre est la préface d'une trentaine de pages qu'il a écrite bien après le journal, au moment de la publication. C'est un récit très limpide, le résumé de sa vie depuis sa naissance jusqu'au moment où va commencer le journal. A l'inverse j'ai trouvé quelque peu obscure la postface, où l'on comprend que l'auteur, partisan d'une attitude prudente, règle des comptes avec un Guillaume Dustan téméraire, mais où l'on n'explique pas les épisodes du conflit qui les a opposés, si bien que ce texte semble s'adresser plutôt aux initiés.

J'ai vu surgir au fil des pages quelques noms que je connaissais. J'ai remarqué que Jean-Marie Le Pen était mentionné une paire de fois, mais ne figure pas dans l'index. Le monde est petit, j'ai eu la surprise de voir passer des gens comme Emmanuel Brunet (surfeur bergeracois, ami d'amis, jamais vu en personne mais qui fait partie de mes «amis» dans Facebook), Mistigris (avec qui Pierre Fablet a réalisé certains numéros d'Actualités du Monde Libre), ou Hubert Duprat (sculpteur straight, si j'ose dire, mais ami d'enfance de l'auteur).

PS. A l'époque où j'ai lu ce livre, je me suis adressé à Didier Lestrade, joignable par Facebook, pour le prier de m'éclairer sur un mot («clone») dont le sens argotique m'échappait. Il l'a fait scrupuleusement et je lui en suis reconnaissant.

 

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