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Journal documentaire
31 mai 2013

journal de renard

82171630_pJ'ai lu cet hiver l'excellent Journal de Jules Renard. Quelle intelligence! Quelle sensibilité! Quelle rosserie! Quelle finesse! C'est vraiment un des meilleurs livres que j'aie lus, et je crois l'un des meilleurs qui soient. Qui plus est je possède l'édition de la bonne Pléiade, dont je bazarde systématiquement les jaquettes et diverses pelures pour tenir le cuir directement dans mes doigts. (C'est l'édition dont je cite les pages dans les notes qui suivent, mais il existe aussi une édition en un volume en Bouquins chez Laffont).

«... ce Journal : c'est tout de même ce que j'aurai fait de mieux et de plus utile dans ma vie», observe-t-il avec lucidité, sans fausse modestie (p 609). Je le crois volontiers. Son but dans le journal n'est pas de raconter sa vie, mais de raconter des choses intéressantes, qu'il a observées au jour le jour, ou qui sont le fruit de ses méditations («Je jardine dans mon âme», 727). Beaucoup de ses notes sont en quelque sorte des reportages, souvent des propos rapportés : il relève les bons mots de ses enfants, de ses voisins paysans quand il est à la campagne, de ses copains écrivains quand il est à Paris. Il ne rend donc pas un compte exhaustif de ses activités, mais il est exact dans ce qu'il rapporte, et l'une de ses notes est son pacte d'écriture : «Il ne faut pas dire toute la vérité, mais il ne faut dire que la vérité» (553).

Il partageait son temps entre Paris et la campagne, quelque part au sud-est de la capitale, dans un canton idéalement situé sur une ligne de chemin de fer. Il évoque deux ou trois fois le lac des Settons, qui me rappelle un souvenir d'enfance, les vacances chez mon oncle Zahnd, à une trentaine de kilomètres à l'est du lac des Settons, lequel est situé à une trentaine de kilomètres à l'est du bled à Renard. Il doit y avoir une photo carrée d'Instamatic, en noir et blanc, où l'on voit mon père installé pour pêcher sur le bord de ce lac.

Dès la page 5 un propos définit le projet de Jules, ou sa méthode : «Le plus artiste ne sera pas de s'atteler à quelque gros oeuvre, comme la fabrication d'un roman (...) mais (...) d'écrire par petits bonds, sur cent sujets qui surgiront à l'improviste, d'émietter pour ainsi dire sa pensée». Il revient plus d'une fois sur son peu de goût pour le grand ouvrage. Certains écrivains sont des architectes du langage, ou même des urbanistes, Renard est au contraire un orfèvre qui cisèle des phrases, un artiste de la forme brève, qui distille des notes. «A trente ans, explique-t-il, j'étais déjà comme Goncourt à soixante-dix : seule, la note m'intéressait» (537). Je remarque, à huit ans d'écart (1893-1901) ces deux phrases sur la phrase, ces métaphrases, empruntant une image à la pêche : «Quand il a fait une belle phrase, c'est un pêcheur qui vient de prendre un poisson» (146) et une à la chasse : «Bien charger ma phrase, bien viser, et faire mouche» (648).

Sa langue est la nôtre, elle n'a que cent ans et ne contient guère de tournures vieillies, mais il y a cette façon de s'exclamer en disant «Dame!», comme j'entendais dire les personnes âgées dans ma jeunesse («Ben Dame!» exactement. On disait aussi, dans certains cas, sur le même ton : «Bonnes gens!»). Je remarque sous sa plume la formule «tant seulement» (155) qui me rappelle l'espagnol «tan solo». Il appelle «rougets» les poissons rouges des bassins (720), je dirai pareil désormais.

La dame qui lisait les livres du cabinet de lecture «en suivant le catalogue par lettre alphabétique» (200) a pu inspirer à Sartre le personnage de l'autodidacte qui faisait de même dans La nausée. Renard a l'idée d'inventaires du quotidien à la Perec, comme la liste des personnes, animaux et véhicules qui passent devant lui en certain lieu (542) ou celle des choses qu'il voit depuis son banc à la Gloriette (673). Sa remarque selon quoi «Elle ne ment pas : elle invente» (876) me rappelle un mot de Fernandez Moreno («Cette femme ne mentait pas, elle improvisait») et sa maxime «Il faut écrire comme on parle, si on parle bien» (1127) me rappelle une scolie de Gomez Davila (de mémoire «Nous ne devons pas écrire comme nous parlons, mais comme nous devrions parler»). Ces gens avaient-ils lu le journal de Renard?

Il y a dans le journal de Jules Renard des noms qui me font une impression bizarre, comme celui de Philippe, attribué à son domestique rustaud (qui s'appelait en réalité Simon) et des noms devenus célèbres depuis mais portés par d'autres personnages : Papon, le garde-champêtre (il est même question de «la belle affaire, Papon!», 155) et «le poète Ponge», un écrivain paysan sans rapport avec Francis.

J'ai relevé une vingtaine de supputations sur sa longévité probable ou possible. Les plus désolantes sont celles où cet homme qui devait mourir jeune (à 46 ans, 1864-1910) se voit passer 70 ou atteindre 80 ans. Même celle de 1901, où il pense avoir «encore une vingtaine d'années devant» lui (629) est trop optimiste. D'autres sont plus modestes, plus inquiètes.

Il était assez bêtement misogyne et anticlérical, encore faut-il nuancer ce dernier point, car le bonhomme est assez subtil pour se déclarer «libre penseur qui voudrait bien avoir pour ami un bon curé» (508), dit avoir «l'esprit anticlérical et un coeur de moine» (951) et se montre capable de tomber en extase devant Notre-Dame («A trente-huit ans - j'ai attendu jusque là!», 733) ou d'«admirer une cérémonie religieuse si elle est belle» (1199).

Il était dreyfusard mais pas judéomane, il parle des juifs avec plus ou moins de sympathie, en tout cas avec une liberté de ton aujourd'hui perdue. Je citerai ces deux traits : «Dans notre affection pour un juif, il y a un peu d'orgueil. On se dit : Comme je suis généreux, de l'aimer!» (961, oh le beau sujet de rédaction) et celui-ci, peut-être un peu excessif : «Nous sommes tous antijuifs. Quelques uns parmi nous ont le courage ou la coquetterie de ne pas le laisser voir» (1145).

Il était de gauche, mais sans excès non plus, avec ce qu'il faut de lucidité sans concession : «Buttes-Chaumont. Oui, le peuple! Mais il ne faudrait jamais voir sa gueule» (902). «Quand le peuple ne subit pas, quand il veut discuter, c'est l'épaisse poussière de la bêtise qui s'élève. On lui fait des discours, on ne cause pas avec lui» (982). «Aux socialistes : Partageons! Mais partageons aussi la loyauté, la politesse et l'esprit!» (1034). «Les hommes naissent égaux. Dès le lendemain, ils ne le sont plus» (1132).

On comprend mieux sa remarque de la page 21, «Un aulne se penche dans l'attitude d'un tireur de bateau», si l'on sait que ces arbres au tronc rectiligne poussent parfois en effet penchés, et toujours au bord de l'eau.

Campagnard et chasseur, il connaissait assez bien la nature et je suis surpris, presque déçu, de son aveu qu'il ne sait distinguer les chants d'oiseaux (663).

Sa rudesse de chasseur, sa brutalité même envers des animaux qui ne sont pas du gibier (un écureuil, 622, un serpent, 682, etc) me chiffonne et par moments le trouble lui aussi. On est surpris de l'entendre soudain affirmer «La gêne que j'éprouve quand j'ai écrasé ne fût-ce qu'un insecte» (666), et soulagé quand, lassé de ses saloperies, il renonce, déclarant n'avoir «même plus l'envie de tuer», et le lendemain avoir «déchiré (s)on permis et pendu (s)on fusil au clou» (912-913).

Dans ses évocations de la nature, un thème récurrent est celui de la lune, qui l'inspire, et il y aurait peut-être un charmant petit ouvrage à réaliser en regroupant tous les passages sur ce sujet. Et si j'en avais le temps, j'aimerais composer l'index des animaux cités dans le journal de Renard.

J'arrêterai ici mes considérations sur cet excellent livre, que je recommande à ceux qui ne le connaissent pas.

Voir aussi : Post-scriptum 1. Post-scriptum 2.

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Commentaires
P
mon exemplaire "bouquin" que je trimbale depuis une vingtaine d’années est en piteux état
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