Saura contre Guernica?
En 1981, à l'occasion du rapatriement en Espagne du Guernica de Picasso jusqu'alors conservé aux Etats-Unis, le peintre espagnol Antonio Saura a provoqué paraît-il quelque scandale en rédigeant un pamphlet Contra el Guernica. Le texte d'une quarantaine de pages est composé d'une suite de déclarations commençant toutes par Je hais ("Je hais le 'Notre Pablo quotidien' de Guernica"), Je déteste ("Je déteste Guernica : il peut enfin reposer en paix dans son panthéon immérité") ou Je méprise ("Je méprise les problèmes posés par les testicules de Guernica"). L'auteur n'a pas la langue dans sa poche, bien qu'en plusieurs occasions les énoncés ne fassent que reprendre entre guillemets des déclarations trouvées dans la presse. Onze ans plus tard, en 1992, pour le transfert du tableau du Buen Retiro au musée Reina Sofía, Saura a remis le couvert en donnant à son libelle une suite de douze pages du même tonneau, intitulée Réquiem para el Guernica. En 2008, les éditions milanaises 5 Continents ont publié sous le titre Contre Guernica la traduction française des deux pamphlets, suivie d'un article de 1997 dans lequel Saura prenait parti contre la demande d'attribution du chef d'oeuvre au musée Guggenheim de Bilbao. On lit sans ennui les insolences d'Antonio, qui ne manque pas de verve, mais quand on connaît l'air lugubre de ses propres oeuvres, on se demande au juste ce qu'il reproche au grand pâté gris de Pablo. Sans doute joue-t-il à l'iconoclaste plus qu'il ne l'est réellement, et attaque-t-il l'aura cultureuse étouffante de l'icône consensuelle plus que l'oeuvre elle-même, qu'il avoue dans l'article final tenir pour une "importante peinture", "symbole non seulement de l'effroyable destruction d'une ville basque mais aussi celui de la guerre civile espagnole tout entière". Cela déçoit un peu. Ou alors il a changé d'avis entre ses premiers écrits et le dernier, comme il peut arriver. Pour ma part, je me demande ce qui me paraît le plus ridicule dans ce terrible "chef d'oeuvre". Est-ce le fait que son auteur n'a lui-même souffert qu'assez modérément d'une guerre civile dont il est resté à distance confortable, avant de passer non moins confortablement les années de guerre mondiale dans la France occupée? Est-ce le fait que son Guernica soit un "symbole" fumeux dont nul n'a su indiquer clairement le sens et dont le peintre communiste n'a lui-même donné que des explications vaseuses et contradictoires? Est-ce le fait que les humanistes aient besoin de "symboles", même discutables, pour commémorer les massacres fascistes, mais aucunement pour les massacres antifascistes? Non, plus simplement, Guernica me déplaît d'abord par sa laideur monumentale.