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Journal documentaire
19 mars 2010

Les versets de la bière

versets0002Voilà deux ans Lucien Suel, avec Mort d’un jardinier, surprenait le lecteur par une œuvre dont la teneur ne correspondait pas tout à fait à ce que laissait attendre l’appellation «roman». De même Les versets de la bière, qui viennent de paraître au Dernier Télégramme, ne contiennent-ils pas forcément ce que semble annoncer le sous-titre de «Journal». C’est en effet une sorte de journal, puisqu’il s’agit en partie d’une chronique des faits et gestes de l’auteur, mais un journal aux caractéristiques très particulières. Ses quelque 150 pages sont distribuées en 21 chapitres consacrés, dans l’ordre chronologique, aux 21 années de la période 1986-2006 (connaissant un peu Lucien, on s’étonne presque qu’il n’ait prolongé l’expérience de deux ans, pour aboutir à 23 unités). Chaque chapitre est constitué d’une suite de paragraphes gros chacun d’environ une demi-page et composés d’une dizaine ou d’une douzaine de phrases. Ces paragraphes vont par paire : le premier, narratif, se réfère à des événements de l’année, tandis que le second, aphoristique, énonce des propositions plus générales.

            Les paragraphes narratifs forment à proprement parler la matière diaristique, bien qu’ils recèlent eux aussi, à l’occasion, des phrases aphoristiques (telle cette belle réflexion p 121 : «Poésie : une émotion recréée dans le calme», qui pourrait aussi bien s’appliquer à la conception de cet ouvrage). Les faits rapportés relèvent parfois de la vie intime du narrateur, mais le plus souvent de sa vie publique : ses lectures, performances, rencontres etc. En vertu d’une alchimie secrète, il traite différemment les souvenirs relatés, datant précisément ou non, entrant ou non dans les détails. Certaines ellipses surprennent. Ainsi les premières pages évoquent-elles une hospitalisation, sans que l’on sache pour quelle opération. De même on s’étonne de ce que l’écriture et la publication d’une des oeuvres les plus importantes du poète, sa Justification de l’abbé Lemire, ne soit pas signalée, l’existence du livre n’étant que furtivement évoquée. Ces paragraphes sont aussi émaillés d’un certain nombre de citations, tantôt d’écrivains, tantôt de propagande anonyme pour des marques de bière. Dans cette part narrative du livre, où les événements sont signalés le plus souvent de façon laconique et superficielle, on a l’impression que l’auteur, au lieu de se livrer à une introspection en profondeur, a plutôt voulu brosser un tableau panoramique et quelque peu distant de ce qu’a été sa vie durant une assez longue période, chaque élément présenté succinctement n’étant là que pour apporter une touche puis une autre dans une vaste composition d’ensemble.

            Les paragraphes aphoristiques, composés dans une typographie distincte, réunissent de courtes phrases énonçant des vérités d’ordre général. On trouve parmi elles des évidences («le confluent est l’endroit où deux rivières se rencontrent»), des observations de la vie quotidienne, des sortes de proverbes, des plaisanteries, etc. Le propos de ces phrases est parfois un écho des sujets abordés dans le paragraphe précédent. Mais il me semble plutôt que leur fonction générale est de présenter un contrepoint à la partie narrative. Par l’omniprésence du pronom «on», elles opposent leur poids impersonnel aux notations personnelles du journal. Par leur teneur souvent dérisoire, elles désamorcent la tendance naturelle d’un auto-portraitiste à prendre la pose.

            Un point sur lequel le titre ne trompe pas, c’est l’importance du thème de la bière tout au long de l’ouvrage. Sans jamais insister, par touches brèves mais récurrentes, l’auteur fait connaître son attachement à cette boisson de chez lui, ce vin du nord dont la dégustation peut aussi bien être un plaisir solitaire ou partagé. On notera p 66 cette remarque significative : «Voilà que j’essaie une nouvelle fois de tenir un journal. Je faisais ça en 1967 à Avignon à la terrasse des cafés, toujours en buvant une bière». Dans ce souvenir où elle est déjà associée au journal, la bière accompagne l’activité personnelle de l’écriture, mais dans le cadre social du bar. Nombre d’évocations favorables permettent de considérer que la bière représente dans ce livre le plaisir de la vie. Mais plusieurs allusions laissent entendre que l’auteur n’oublie pas que ce mot est également un synonyme de cercueil. La bière est donc ici un symbole ambigu, évoquant aussi la menace de la mort. Les deux significations se trouvent combinées dans une réflexion de la page 122 : «J’ai l’agrément du trajet par rapport à la destination (de la bière à la bière)». Réflexion prolongée quelques pages plus loin par cette interrogation inquiète : «Combien me reste-t-il de canettes à décapsuler avant de mourir?»

            Ici et là comme partout a poussé dans un coin un alexandrin de hasard : «Je bavarde un moment avec Pierre Tilman» (p 57) ; «on repère de loin les toilettes gratuites» (p 138).

            Signalons enfin que l’auteur a publié dans son blog un index, qui n’est pas dans le livre.

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