Biologie de l'art
L’ensemble, ou du moins la plupart des objets artistiques, se répartissent en trois classes fondamentales : musique (art du son), plastique (art visuel), littérature (art du langage).
Avant d’être appréciés par l’intelligence, les objets artistiques sont perçus, comme tous les autres objets, par les sens.
Précisément, on perçoit les objets artistiques par l’intermédiaire exclusif, ou principal, de deux sens : l’ouïe et la vue. La musique est perçue par l’ouïe, la plastique par la vue. La littérature est perçue soit par l’ouïe (audition de la voix), soit par la vue (lecture).
Les deux sens de la perception artistique sont aussi les deux plus évolués (apparus puis développés plus récemment au cours de l’évolution biologique) et les deux plus perfectionnés (donnant la plus grande quantité d’informations sur le monde extérieur). Ce sont les sens de la perception à distance (non chimique, sans contact).
Les objets raffinés destinés à être perçus par les sens chimiques (comme le parfum pour l’odorat, la gastronomie pour le goût) n’atteignent pas à la spiritualité des objets vraiment artistiques.
L’ouïe et la vue sont donc les deux sens les plus spirituels, ceux qui servent à la perception des grandes catégories d’art, et d’ailleurs ceux qui permettent la transmission des idées et des connaissances.
Existe-t-il une hiérarchie de spiritualité entre les trois classes d’art? Cette question revient à demander s’il existe une hiérarchie de spiritualité entre la vue et l’ouïe.
La littérature est peut-être l’art le plus spirituel, au sens où c’est l’art le plus intellectuel, parce qu’il ne dépend pas exclusivement de l’un ou de l’autre des canaux sensoriels (les œuvres peuvent être lues ou écoutées), parce que l’appréciation des œuvres implique plus nécessairement la compréhension intellectuelle que les œuvres des autres catégories, et parce qu’il n’est pas même lié à la forme de sa langue de conception (en grande part, la beauté littéraire survit dans la traduction).
Reste la comparaison entre musique et plastique, entre ouïe et vue. Du point de vue de leur capacité à transmettre des significations, les œuvres plastiques me semblent nettement supérieures aux oeuvres musicales. Cela ne veut pas dire que la musique ne puisse être raffinée, loin de là, mais il est évident qu’elle est à peu près insensée. Les titres que l’on donne souvent aux morceaux de musique (Daphnis et Chloé, Thursday afternoon) sont trompeurs, car ils semblent se référer à une signification, que l’on serait bien en peine de trouver, si l’on ne connaissait déjà le titre. La musique n’est pas tout à fait abstraite, mais elle ne représente que des humeurs (tristesse, joie, rut, contemplation, etc). Elle est aussi la seule forme d’art liée directement à l’activité corporelle : elle sert à la danse, et l’auditeur d’une musique cadencée, même s’il ne danse pas, agite instinctivement la tête, la main ou le pied.
Je vois une confirmation du degré croissant de spiritualité ou d’intellectualité allant de la musique à la plastique et de la plastique à la littérature, dans leur statut sociologique. Même s’il existe des succès populaires dans les trois domaines, il est évident que la musique est le premier art de masse, et la littérature le plus élitique. La dévotion des jeunes va d’abord vers la musique, art de la danse et donc art nuptial, avant le reste, et l’on remarquera que dans les objets composites que sont les chansons, c’est la musique qui prime sur les paroles, puisque des millions d’auditeurs achètent, écoutent et fredonnent des airs dont souvent ils ne comprennent déjà pas le titre.
La différence fonctionnelle entre vue et ouïe me laisse songeur. L’ouïe est un sens utile à tout moment, alors que la vue devient inutile quand il fait noir. Et l’oreille, du moins l’oreille humaine, ne peut se fermer naturellement, comme l’œil par la paupière. A quoi s’ajoute que l’on fait plus facilement obstacle à la vue, qu’à l’ouïe : un buisson ou une tenture cache la vue d’un homme, que l’on entendra cependant, s’il parle. Tout cela semble faire de l’ouïe un sens plus efficace, plus disponible et plus fiable que la vue. Pourtant celle-ci, malgré ses imperfections, nous renseigne si bien sur l’environnement, que nous ne nous en priverions pas de bon gré au bénéfice de l’autre. Ils sont bien rares, ceux qui à tout prendre préfèreraient devenir aveugles plutôt que sourds.