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Journal documentaire
17 décembre 2009

Lettre documentaire 476

capibaraVILLES EXOTIQUES : FILADELFIA (PARAGUAY)

par Crad Kilodney

          J'étais en train de déjeuner avec la députée Nancy Pelosi à l'Opéra Plaza Sushi de San Francisco, voilà quelque six mois, quand elle me dit : «De temps en temps, j'ai besoin de prendre de la distance. Je veux aller là où personne ne me connaît, là où je peux me détendre et changer de décor. Alors je vais à Filadelfia, au Paraguay. C'est un endroit merveilleux. Vous devriez y aller.» C'est ce que j'ai fait.

          Filadelfia est encore très à l'écart des sentiers battus. Presque tout le tourisme au Paraguay est concentré sur la capitale, Asunción, que je ne dédaigne certes pas. C'est un excellent endroit pour acheter des produits de luxe à bon marché (grâce à la contrebande), et où les filles sont chaudes. Mais Asunción n'est pas le Paraguay exotique. Pour cela, il vous faut aller à Filadelfia.

          Il n'y a qu'un bus par jour, d'Asunción à Filadelfia. Le trajet prend la journée, départ le matin et arrivée le soir, alors préparez votre casse-croûte. Et ouvrez l'oeil, si vous voulez voir des célébrités, car plus d'une suit l'exemple de Nancy Pelosi.

          A mesure que vous vous éloignerez vers le nord en partant de la capitale, vous verrez le paysage passer des fermes et des prairies à la forêt d'arbustes persistants du Chaco Boréal, qui recouvre toute la moitié occidentale du Paraguay. C'est le pays où des cow-boys prennent des bouvillons au lasso et tirent sur des serpents à sonnette (ou vice-versa), où d'étranges cactus du désert sont couverts de centaines de mygales mortelles, où les gens parlent l'étrange langue guaranie (qu'eux seuls peuvent comprendre), et où des sorcières édentées égorgent des poulets pour jeter des sorts à leurs ennemis. Des créatures inconnues laissent des traces mystérieuses sur le sable, des homosexuels pendent aux gibets, des voyous s'amusent à s'arracher les yeux et des meutes de chiens sauvages hurlent sous la pleine lune. C'est assez dépaysant.

          En arrivant à la gare routière, vous remarquerez aussitôt l'influence allemande qui marque toute la ville de Filadelfia. La gare a été construite dans le style Sonntags Geschlossen, si prisé du roi Louis II de Bavière, et qui trouve son évolution la plus aboutie dans la gare routière Greyhound de Sudbury, dans l'Ontario. En face de la gare routière de Filadelfia, naturellement située sur l'avenue Hindenburg, vous verrez l'unique statue au monde de Fred Astaire. Astaire était en fait allemand (né Fred Austerlitz) et son père était né à Linz, en Autriche, non loin du Braunau am Inn natal de Hitler. Les deux familles se connaissaient, d'ailleurs.

          Un vieux bus marqué «Westin Filadelfia» se tient prêt à emmener les nouveaux arrivants vers l'unique hôtel de la ville. Le directeur de l'hôtel, Michael Czarcinski (sans rapport avec Kazimierz Czarcinski, lequel a ouvert la première clinique du cérumen en Pologne, dans la ville de Cracow, en 1959) accueille en personne chaque nouvel hôte. L'hôtel n'est jamais assez plein à son goût, et il est le principal instigateur du tourisme local. «En fait, nous ne sommes pas affiliés à la chaîne hôtelière Westin, avoue-t-il. J'ai piqué leur nom pour faire chier le monde. De toute façon, qu'est-ce qu'ils peuvent contre moi?» Il laisse entendre avec un clin d'oeil malicieux qu'il a d'assez bons contacts dans la capitale pour que jamais personne ne puisse lui créer aucun ennui.

          Le Westin Filadelfia n'est pas un mauvais endroit. C'est tout à fait bon marché, seulement 35 dollars la nuit. Il n'y a ni télévision, ni air conditionné, mais il y a des chasses d'eau et les femmes de chambre sont dévouées (pour quelques dollars, elles viennent vous border la nuit, si vous voyez ce que je veux dire.) Le mobilier, de haute qualité, est produit localement par l'importante communauté allemande mennonite, qui a la haute main sur Filadelfia.

          Les mennonites ont commencé à arriver dans les années 20 et se sont construit un beau lotissement, qui se trouve dans les faubourgs de la ville. Ils ont une vie communautaire, et leur économie est basée sur l'agriculture et l'artisanat. Un autre afflux d'immigrants allemands a suivi dans les années 40, et nombre d'entre eux sont encore vivants, octogénaires ou nonagénaires. De sorte que Filadelfia est  à tous points de vue une ville allemande. La seule autre population d'importance significative est celle des Indiens locaux, les Guaranis, qui travaillent principalement comme domestiques ou comme vendeurs dans la rue, vivant modestement du commerce avec les touristes.

          La Taverne de Werner ouvre tard, pour accueillir les nouveaux arrivants qui ont besoin d'un bon dîner, totalement composé d'excellents aliments allemands, et arrosé de la bière locale Fila, qui est brassée par les mennonites. C'est vraiment là le seul endroit où traîner à Filadelfia. Werner Missgeburt, le patron, est un grand gaillard jovial qui sert au bar et qui aime rire et raconter des blagues salées. Il lui plaît de dire qu'il n'a jamais besoin d'expulser quiconque de l'établissement, car il est plus simple de les laisser mourir de vieillesse sur place.

          La Taverne est gaiement décorée d'objets datant du nazisme, dont la réplique en demi-format d'un bombardier Stuka. C'est ici que les vieux Allemands se retrouvent tous les soirs pour entonner ces bons vieux chants patriotiques du Troisième Reich - mais ils insistent tous sur le fait qu'ils n'ont jamais été membres du parti nazi, ni n'ont pris part à aucune atrocité.

          L'ancien président, le général Alfredo Stroessner, venait de temps en temps à Filadelfia boire de la bière avec les Allemands. Ils se souviennent tous de lui comme d'un bon ami, et il y a sur les murs plein de photos encadrées pour le prouver. «Toutes les filles guaranies le draguaient, dit Werner, et il faisait son choix.»

          Les femmes guaranies sont en effet assez belles, pour des Indiennes. Elles ont de gros seins et se font payer pour poser torse nu sur des photos avec les touristes. C’est en réalité une imposture. Habituellement, elles ne se promènent pas torse nu, mais les touristes croient que si, et ils paient rituellement 5 dollars pour être photographiés à côté d'une femme à demi nue avec de gros nichons. (C'est le genre d'initiative de libre entreprise dont les Indiens canadiens pourraient s'inspirer, sauf qu'ils ont tous l’air si minable que personne ne voudrait les photographier - habillés ou pas).

          Les Guaranis ont aussi un faux festival pour touristes, intitulé le Festival de la Bière, qui a lieu plusieurs fois par an. L'attraction principale est la danse de la bouteille de bière, qu'une femme exécute avec un pack de dix canettes sur la tête, les canettes étant placées l'une au-dessus de l'autre! Evidemment, elles sont en fait fixées dans cette position, mais c'est tout de même un bel exercice d'équilibre. Des musiciens indiens jouent aussi de la fausse musique indienne, et des marchands vendent des haricots et du riz, ainsi qu'un ragoût de capybara, qui est un rat géant. (Je n'en ai pas goûté, mais les Boches disent que c'est assez bon, si vous avez beaucoup de bière pour le faire passer.)

          Comme je l'ai mentionné, des célébrités ont été de temps en temps aperçues à Filadelfia. Elles font semblant d'être de simples touristes et passent le plus souvent inaperçues, puisque qu'il n'y a pas de télévision. Jack Black, Teri Hatcher, Cindy Crawford, Bono, Peter Tork et Pete Wentz ont été vus l'année dernière, selon  Michael Czarcinski. Mais ils se présentent tous sous de faux noms, et il n'y a donc aucune preuve écrite.

          Mais qu'est-ce qui peut bien attirer ces personnalités à Filadelfia, où il n'y a pas grand chose à faire? «C'est simplement un endroit différent, explique le directeur de l'hôtel. Ils peuvent traîner avec les Allemands, boire de la bière et manger des schnitzels. Ils peuvent faire du cheval. Ou ils peuvent louer un fusil, sortir de la ville et faire un peu de tir, bien qu'il n'y ait là pas grand chose qui vaille d'être empaillé pour poser sur votre cheminée.»

          Czarcinski a toutefois le projet d'une attraction touristique - une sorte de parc à thème qui serait la réplique d'un camp de concentration. «Vous venez pour une semaine, mettons, et vous devez dormir sur des paillasses dégarnies et subsister avec des rations de survie. On vous force à faire des travaux pénibles et on vous frappe si vous n'êtes pas coopératif. Et il y aurait une fausse chambre à gaz - juste un truc qui fait de la fumée. On pourrait mettre un peu de piment en attachant les femmes en slip et en soutien-gorge à des chevalets, pour les fouetter. Mais les mennonites sont contre, et ce sont eux les plus influents, dans le coin.»

          Le Westin abrite de mystérieux résidents permanents, qui occupent tout l'étage supérieur. On m'a dit que c'étaient d'anciens mennonites qui avaient quitté la communauté et s'étaient acoquinés avec les autres Boches. Ils ont des portables et la wifi dans leurs chambres, où ils se consacrent à des activités financières, mais ils ne disent jamais exactement ce qu'ils font, ni pour qui. Je soupçonne donc qu'il y a dans Filadelfia un lourd secret dont le reste du monde n'entend jamais parler.

          L'un des vieux Boches de la clique à Werner affirme avoir participé à une expédition polaire nazie secrète en 1938-39. C'était alors un marin de 18 ans, à bord du navire scientifique Schwabenland, commandé par le capitaine Alfred Kothas. L'expédition a exploré une partie de l'Antarctique et en a rapporté des informations scientifiques de valeur. Ce monsieur m'a montré un écusson naval portant l'inscription «Deutsche Antarktische Expedition» et une esquisse de l'Antarctique avec un drapeau marquant une zone nommée Neu-Schwabenland. Le Schwabenland transportait deux hydravions nommés le Boréas et le Passat.

          A ma grande joie, un autre écrivain canadien est arrivé à Filadelfia pendant mon séjour. C'était Lorette Luzajic, de Toronto, qui faisait une tournée de promotion pour son nouveau livre, Etranges monologues pour une vie pluvieuse (divagations irrévérencieuses de la fin du monde). Le directeur de l'hôtel l'avait invitée à venir depuis Asunción dans l'espoir d'apporter un peu de culture à Filadelfia, tout en promouvant le tourisme local. Il avait opportunément négligé de lui préciser qu'il n'y avait sur place ni librairie, ni bibliothèque. Mais tout s'est quand même bien passé. Quand elle s'est présentée chez Werner et que les vieux Boches ont appris qu'elle avait des ancêtres allemands, elle est immédiatement devenue la «petite amie» de tout le monde. Tous les vieux croulants l'ont prise chacun à leur tour sur leurs genoux, lui ont dit combien elle était belle et l'ont traitée comme une déesse. Elle a vendu tous les exemplaires de son livre qu'elle avait apportés, et regrettait de ne pas en avoir pris plus. (Pour en savoir plus sur Lorette et son livre, voir sur le site www.thegirlcanwrite.net).

          Filadelfia est jumelée avec une ville des Etats-Unis. Serait-ce Philadelphie, à tout hasard? Vous avez deviné! Le maire Michael Nutter m'a dit: «Nous n'avons pas de Paraguayens, à Philly, mais ils sont bienvenus, du moment qu'ils se payent le voyage. Nous les emmènerons manger de bons sandwiches à la viande d'ici.» Cet arrangement a été conclu par Michael Czarcinski, bien entendu, dans l'espoir de stimuler le tourisme. Il m'a dit: «Quand vous publierez votre article, les touristes seront bien plus nombreux à venir. Cela me mettra peut-être en position de faire passer ce projet de camp de concentration.» Eh bien, bonne chance!

          (Vaccins recommandés: Peste bovine, Syndrome de Bowen-Hutterite, Virus de la verrue de Chombley.)

("Exotic cities, part ten: Filadelfia, Paraguay", in New writings, 21 juin 2009, traduction Ph. Billé)

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