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Journal documentaire
25 juillet 2008

Lettre documentaire 431

RELIGION ET EMPIRE

Une file d’hommes monte lentement l’escalier abrupt qui mène au sommet d’une pyramide. A son arrivée en haut, chaque homme est saisi et plaqué sur un autel. Un prêtre s’approche, tenant à deux mains un couteau à la lame de pierre. Il élève le couteau au-dessus de sa tête en concentrant sa force, entonne une prière, puis plonge le couteau vers le bas. L’homme allongé sur l’autel meurt sous une averse de son propre sang. Son cœur est arraché et déposé dans un bol. Son corps est tiré jusqu’au bord des marches et jeté. Tandis qu’il roule et rebondit jusqu’en bas, un autre homme est amené et étendu sur l’autel. Des centaines d’hommes ont péri depuis le début de la cérémonie, des centaines d’autres mourront d’ici la fin.
A côté de la pyramide s’élève un entrepôt où sont disposés les crânes de dizaines de milliers d’anciennes victimes. Comme les corps disloqués qui s’accumulent au pied de l’escalier, les crânes sont ceux de prisonniers capturés à la guerre. Ils ont été sacrifiés pour nourrir le soleil. Si le soleil n’est pas repu de vigoureux sang de guerriers, il deviendra trop faible pour mener sa lutte quotidienne contre les forces de l’obscurité, et l’univers sera détruit.
Aujourd’hui le soleil est brillant et fort, visiblement apte à combattre. Mais qu’en sera-t-il demain ? la semaine prochaine ? dans un an ? La crainte de la destruction perdure, et l’exigence de sang est implacable.

Un vieil homme se tient immobile, assis dans une salle faiblement éclairée. Tout ce qui l’entoure témoigne de sa richesse et de sa puissance. Ses vêtements et le mobilier sont de première qualité. Des serviteurs vont et viennent, obéissant à ses ordres. Plusieurs auxiliaires s’entretiennent avec lui, leur ton et leurs postures marquent le respect. L’un d’eux pose des questions et les autres répondent. Le vieil homme lui-même ne parle pas à haute voix. Les questions concernent l’état des cultures dans ses fermes, et les dispositions prises dans une de ses maisons de campagne, où il envisage de passer l’été. Tout le monde sent qu’il est très satisfait, bien qu’il écoute sans sourire ni bouger son regard. Au contraire il reste distant et imperturbable, dans une attitude typiquement noble.
En fait, cet imposant vieillard est un roi. Il affirme descendre du soleil, et ses sujets le révèrent comme un dieu. Il a été marié des centaines de fois, mais son épouse principale est sa sœur. Sa joie du moment tient à la visite imminente de son fils favori, celui qu’il a choisi comme héritier du trône.
Ce vieux chef incestueux, qui s’occupe présentement de ses affaires comme chaque jour, est mort depuis trente-cinq ans. Son fils, qui lui a succédé et qui dînera avec lui ce soir, est mort il y a trois ans.

Des vivants mourant pour nourrir le soleil, et des morts vivant à la tête d’une nation. (...) Les faits décrits ci-dessus ne sont que des reconstitutions, mais correspondent bien aux données de la documentation. Les deux scènes proviennent de civilisations qui existaient il y a moins de cinq cents ans. Le sacrifice humain et l’accumulation de crânes dépeint les Aztèques du Mexique. Le cadavre vivant assis dans son palais illustre les Incas du Pérou. Aussi bizarre que ces images puissent paraître à des esprits occidentaux du vingtième siècle, c’étaient des réalités quotidiennes pour les Mexicas et les Incas, les deux grandes puissances impériales de l’Amérique au moment de la découverte européenne. (...)

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Premières pages du livre de Geoffrey W Conrad et Arthur A Demarest, Religion and empire : the dynamics of Aztec and Inca expansionism (Cambridge University Press, 1984) ici traduites par Philippe Billé.

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