Broutilles en ligne
Pour qui vit et travaille comme moi dans la banlieue d’une ville de province, et se trouve encore mieux à sa place parmi ses arbres de Cunèges ou dans son jardin de La Croix-Comtesse, c’est à dire dans des anfractuosités du bas monde, la communication avec les demi-dieux de la capitale n’est pas forcément impossible, mais toujours improbable. Pire encore, naturellement, avec les demi-dieux de la lointaine Amérique. Internet abolit quelque peu la distance, et instaure une sorte de proximité, en permettant de se tenir plus ou moins informé. Je vais ainsi de temps en temps voir s’il y a du nouveau sur le site de Jim Goad, le visage pâle au cou rouge. Il semble avoir abandonné depuis l’automne dernier ses «notes», soit le blog du site, mais reste très actif au «lounge», le salon dans lequel il s’entretient de diverses questions avec un cercle d’interlocuteurs choisis. C’est là que j’ai appris naguère qu’il venait de se faire opérer d’une tumeur au cerveau, heureusement B-9 (prononcer benign), le 5 de ce mois. Le vigoureux yankee s’en est vite remis et a repris ses activités, inaugurant le 19 un nouveau sujet de discussion, «Screamingly retarded copyediting 101», au sujet de l’incompétence orthographique et syntactique de ses contemporains en général, et des correcteurs de l’édition en particulier. Passant par là avant-hier vendredi 27, je remarque ce qui m’a l’air d’une erreur. Dans son intervention # 26, l’administrateur Jim cite une phrase en anglais dans laquelle il relève l’expression française «femme fatales», qu’il croit devoir corriger en «femmes fatale». J’hésite à essayer de rétablir la vérité de la syntaxe française. C’est que jusqu’à présent mes rares tentatives de contact avec le polémiste m’ont plutôt refroidi. L’e-mail que je lui ai adressé l’an dernier pour lui demander s’il accepterait que je publie quelques unes de ses notes en traduction française dans mes Archives documentaires est resté sans réponse aucune, de même que le second adressé quelque temps plus tard afin de signaler le fait accompli. Intervenir directement dans le lounge est impossible : tout essai se voit imposer l’injonction de s’inscrire d’abord, or on ne peut s’inscrire que sur invitation. Reste la voie peu encourageante de l’e-mail. Je décide d’envoyer par ce biais un communiqué laconique, établissant que les deux mots «femme fatale» prenaient un s au pluriel mais pas au singulier. Or voilà qu’à ma grande surprise, dans l’heure qui suivait, l’administrateur se fendait d’une intervention # 27, déclarant avec bonne humeur qu’il venait de se faire taper sur les doigts par «quelqu’un, doté d’un e-mail en –fr et d’un accent aigu», et reproduisant le message : «Someone with an ".fr" email extension and an accent aigu in his name slaps me on my partially French hand: Sorry, but in French we cannot have "femmes fatale" or "femme fatales". We can only have "femme fatale" in singular or "femmes fatales" in plural.» Cette réaction me laisse perplexe. L’auteur semble indiquer une ascendance française, dont je ne suis pas au courant. Et je me demande si seulement Lord Jim réalise que l’homme à l’accent aigu est le même qui a francisé en ligne une douzaine de ses textes à la fin de l’année dernière. Mais je me dis qu’au moins toute communication n’est pas définitivement impossible. Et qu’importe, après tout...