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Journal documentaire
14 juin 2008

Réflexions d'Albert et d'Arthur

J’ai satisfait une curiosité de longue date en lisant récemment les Réflexions sur la peine capitale d’Arthur Koestler et Albert Camus. Contrairement à ce que le titre pourrait faire croire, il ne s’agit pas d’une œuvre écrite en commun par les deux auteurs, mais plus exactement d’un volume composite dans lequel un certain Jean Bloch-Michel a réuni un texte de Koestler et un autre de Camus, en complétant l’ensemble d’une introduction, ainsi que d’une longue étude finale sur «La peine de mort en France», elle-même suivie d’un appendice sur «L’expérience des pays étrangers» (en matière d’abolition). A défaut d’être inattaquable, cet ouvrage est indéniablement intéressant, tant sur le plan documentaire que sur le plan philosophique, et la formule est en tout cas une trouvaille commerciale excellente, puisque le livre est un best seller depuis sa parution en 1957, et toujours en vente aujourd’hui après de constantes rééditions. Je l’ai lu quant à moi dans une édition parue chez Calmann-Lévy en 1979.
Ces Réflexions présentent des ambiguïtés. L’organisateur Bloch-Michel, qui ne se cache pas d’être un abolitionniste militant, tâche tantôt de préserver une certaine impartialité, et tantôt balance des assertions douteuses, comme quand il affirme dans l’introduction que la peine de mort est une «injustice plus grave ... que le meurtre qu’elle prétend punir», ce qui est beaucoup dire, ou quand, dans l’étude finale, il réfute un peu hâtivement, à mon avis, l’argumentaire mesuré du juriste Pierre Bouzat, dont il a cependant l’honnêteté de faire une citation substantielle. Par ailleurs il règne quelque confusion dans les deux principaux textes, qui sont à la fois des manifestes abolitionnistes au sens large, mais en même temps portent plus précisément sur des formes particulières d’exécution, ainsi qu’en témoignent leur titre, celui de Koestler se présentant comme des «Réflexions sur la potence» (plus exactement sur la pendaison, si l’on se réfère au titre original Reflexions on hanging) et celui de Camus comme des «Réflexions sur la guillotine».
Le texte d’Arthur Koestler n’est pas intégralement traduit, certaines parties ayant été supprimées et d’autres résumées en accord avec l’auteur. Ce digest indigeste est d’ailleurs suffisamment long et ennuyeux comme ça. (Accessoirement je m’étonnerai de la persistance d’une coquille voyante, à la première ligne de la préface, p 17, où l’auteur évoque sa propre condamnation pour espionnage lors de la guerre civile espagnole, en «1947», en fait évidemment 1937, erreur toujours pas corrigée à ce que j’ai pu voir dans l’édition Folio de 2002, mais vrai est que cela ne change rien quant au fond). Koestler nous promène interminablement dans les méandres de l’histoire juridique anglaise et dans ceux de son raisonnement. La plupart de ses observations tombent comme on dit à côté de la plaque, car elles ne concernent que des abus constatés dans le passé, quand il arriva que la peine de mort fut appliquée libéralement pour des délits insuffisants comme le vol, à des délinquants parfois mineurs, et exécutée salement par des bourreaux ivres, etc. Or tous ces abus peuvent aussi bien être dénoncés par un partisan de la peine de mort. Par ailleurs l’auteur affaiblit son propos en laissant plusieurs fois transparaître ses a priori idéologiques légitimes mais discutables, comme quand il flétrit indistinctement les «puissances les plus ignorantes et les plus réactionnaires», parmi lesquelles les inévitables «sanguinaires princes de l’église» (p 58). Et n’est-ce pas caricaturer un peu facilement, que de présenter les juges du XIXe siècle comme ayant «la voix nasale encombrée de mucosités» (p 57). Le grand argument d’Arthur est celui des déterminismes psychologiques et sociologiques, qui font que le criminel n’est pas entièrement responsable de ses actes. Cela ne convainc pas bien, car si le déterminisme est en effet à considérer, au moins dans certains cas, on voit bien qu’il peut aussi conduire à ne plus pouvoir juger qui que ce soit pour quoi que ce soit.
Après les brumes koestleriennes, la limpidité camusienne réconforte, bien qu’Albert ait une tendance un peu fatigante à la grandiloquence. Son discours est moins historique, plus philosophique que celui d’Arthur. Certains de ses arguments tiennent bien. Par quelques descriptions horribles, il fait sans difficulté admettre que la «chirurgie grossière» (p 135) de la guillotine est une «dégoûtante boucherie» (p 179). De même a-t-il raison d’observer que la société de son temps ne croyait plus beaucoup à l’exemplarité de la peine capitale, puisqu’elle renonçait à ce que les exécutions soient publiques (p 129). Raison aussi de souligner que la peine de mort est irréversible, et qu’en cas d’erreur judiciaire, c’est donc une injustice irréparable (p 160 ; mais cet argument est inopérant dans les cas de crime évident, avoué, et dont l’auteur réclame lui-même la mort). J’apprécie en outre comme un témoignage d’impartialité politique, que l’auteur évoque aussi bien les crimes de l’occupation et ceux de la libération, la peine en pays capitaliste et en pays communiste. D’autres arguments sont moins persuasifs. Ainsi Camus affirme-t-il tantôt que les honnêtes gens «fournissent le plus gros pourcentage des homicides» (p 135) et développe-t-il plus loin la théorie déterministe selon laquelle le crime est surtout le fait des marginaux, puisqu’il serait lié aux difficultés économiques (et là tout y passe, le criminel n’est pas plus responsable que la société qui offre des logements surpeuplés, les ministres qui ne construisent pas assez, les viticulteurs qui produisent des boissons alcoolisées et l’Etat qui les subventionne !) (p 154-156). Je trouve que Camus balaye un peu vite la boutade pas idiote d’Alphonse Karr, «Que messieurs les assassins commencent» (par ne pas tuer eux-mêmes, p 174) et sa tentative de démontrer que la loi du talion est injuste (p 146 sq) me paraît vaseuse. Plus vaseuse encore l’affirmation que la peine de mort est pire que la loi du talion, sous prétexte qu’elle est préméditée (p 148, 153 ; comme si les meurtriers ne préméditaient eux-mêmes jamais leurs crimes) et que le condamné vit pendant des mois ou des années dans une angoisse que ne connaît pas la victime d’homicide (p 148 ; mais il faudrait peut-être observer la petite différence de culpabilité entre la victime souvent innocente et son assassin, et par ailleurs qu’une exécution sans délai accroît le risque d’injustice). Je trouve par moments assez sordide cette défense systématique du criminel dans laquelle s’égarent souvent les abolitionnistes, prêts à n’importe quelle contorsion logique pour essayer de (se) prouver qu’ils ont raison. Les affirmations comme quoi «Seul un juge parfait aurait le droit de prononcer cette peine absolue» (p 168) ou, en d’autres termes, dire «qu’un homme doit être absolument retranché de la société parce qu’il est absolument mauvais revient à dire que celle-ci est absolument bonne», sont des sophismes qui ne tiennent pas debout. En deux points le raisonnement de Camus me semble particulièrement intéressant. Page 166, évoquant le cas extrême des grands «monstres» dont «la nature ou la grandeur de leurs crimes ne permet pas d’imaginer qu’ils puissent se repentir ou s’amender», il déclare que «sur cette frontière, et sur elle seule, la discussion autour de la peine de mort est légitime», reconnaissant ainsi que cette question n’est pas indiscutable. Il explique plus bas que c’est une sorte de pari philosophique : «Aucun raisonnement ne peut départager ceux qui pensent qu’une chance doit toujours être accordée au dernier des hommes et ceux qui estiment cette chance illusoire». Lui-même fait bien sûr partie des premiers, et il reformulera son idée ainsi page 168 : «le doit de vivre est le droit naturel de tout homme, même le pire».  Mais il admet que c’est une question d’opinion, l’opinion «pour» n’ayant ni plus ni moins de poids que l’opinion «contre». Par ailleurs, dans les dernières pages de son texte, Camus s’avoue prêt à d’inattendus compromis avec ses adversaires : il demande page 178 si l’on ne pourrait pas remplacer la peine de mort par les travaux forcés à perpétuité (hypothèse que les abolitionnistes d’aujourd’hui regarderaient avec horreur, la seule perpétuité leur paraissant déjà excessive, même sans travaux forcés) et suggère page 179 qu’à défaut de supprimer la capitale peine, on remplace la guillotine par des moyens plus décents, comme des anesthésiques mortels.

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Commentaires
P
Brrr... Quand tu t'y mets, Talmont, tu m'inquiètes. Je me demande si je dois continuer à t'inviter dans mon bois. T'es pas armé, au moins?<br /> P/Z, je ne te réponds pas, car j'envisageais justement de bientôt publier mes pensées personnelles profondes sur le suprême châtiment. Suffit que j'aie le temps de me retourner...
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T
Je ne me vois pas davantage voter la mort d'un individu et c'est une des raisons pour laquelle je suis contre. Mais tuer un individu, ça je crois que je pourrais.
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P
"Mais il admet que c’est une question d’opinion, l’opinion «pour» n’ayant ni plus ni moins de poids que l’opinion «contre»."<br /> <br /> Pas lu ce texte, mais c'est exactement ce que je pense. Ce qui est le plus énervant c'est que les"contre" ont une facheuse tendance à ostraciser les "pour" au nom de ce qu'ils considèrent comme la vérité. Le bien contre le Mal etc...<br /> Pour ma part je suis contre car je ne me vois pas voter la mort d'un individu.
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