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Journal documentaire
18 mai 2008

Lettre documentaire 428

FUSILS

Ma mère avait des idées bizarrement mélangées au sujet des armes à feu et de la violence, lorsque j’étais enfant. Par exemple, quand j’étais tout petit, elle m’emmenait toujours voir des films de guerre et des westerns très violents, mais elle ne m’aurait pas permis de posséder des petits soldats, parce qu’elle ne voulait pas que je joue à la guerre. Elle m’achetait cependant, sans que je le demande, toutes sortes d’armes à feu en jouets, pour que je puisse faire semblant de la tuer ou de tuer toute personne en vue. Elle a probablement bien fait, car très tôt j’ai développé une répulsion pour les vraies armes à feu et la vraie violence. Bien sûr, j’aimais quand même les films de guerre et de cow-boys, mais parce que je comprenais que ce n’était que fiction, de même que j’aimais mitrailler tout le monde autour de moi avec des jouets, car ça non plus n’était pas pour de vrai. Mais je me sentais très mal à l’aise en présence d’une arme véritable, comme ma mère s’en aperçut le jour où elle me montra son petit Calibre 38 Automatic, alors que j’avais environ quatre ans. Son intention, je suppose, était de me le faire manipuler pour satisfaire ma curiosité de temps en temps, afin que je ne sois pas tenté ensuite d’aller l’emprunter dans sa cachette. Son plan a marché en quelque sorte, car j’étais si dégoûté à la vue de cet objet, que non seulement je ne voulus pas le toucher, mais que je ne me rapprochai pas non plus d’elle tant qu’elle ne l’eut pas fait disparaître. Je me tins dès lors à distance de la vieille machine à coudre où elle me montra qu’elle le cachait, et que j’évitai désormais comme une zone pestiférée.
Inutile de dire que je fus épouvanté quand ma mère me fit la surprise d’une carabine à air comprimé pour mon cinquième anniversaire. C’était une Daisy Brand, Red Rider BB, avec un chargeur d’une capacité de mille coups. Je fus d’abord émerveillé par ce que je prenais à première vue pour une arme postiche. Puis ma mère toute souriante exhiba les deux grosses boîtes de plombs, en m’expliquant comment tirer, me laissant atterré devant son irresponsabilité évidente. Elle me choqua encore plus quand elle insista pour que j’essaye de m’en servir immédiatement, à l’intérieur même de la petite salle à manger où se déroulait ma fête d’anniversaire. Bien sûr Tante Edna et Oncle Leland protestèrent en évoquant le danger que cela représenterait dans un espace aussi confiné, mais ma mère assura qu’il n’y aurait aucun danger à ce que je tire dans l’emballage en carton froissé d’où sortait la carabine. C’est donc ce que je fis, avec ma mère qui m’aidait à viser. C’était il y a cinquante-six ans, mais je garde aujourd’hui encore le plus vif souvenir du bruit produit par ce simple plomb quand il partit, trouant tout sur son passage et ricochant furieusement sur les murs de la petite pièce une demi-douzaine de fois, avant de finir sa course en s’enfonçant profondément dans le côté de mon gâteau, tandis que nous nous jetions tous au sol avec terreur. Vraiment un mémorable cinquième anniversaire.
Après ce lointain faux pas, ma mère ne perdit jamais tout à fait sa passion pour les armes à feu, mais elle devint plus circonspecte, surtout quand Tante Edna et Oncle Leland étaient par là. Ce fut donc seulement après que j’eus quitté l’armée, qu’elle refit une tentative d’éveiller mon intérêt pour les armes, en m’offrant un fusil de chasse 22 long rifle, pour ma sécurité, à mon vingt-quatrième anniversaire. Hélas, si j’avais été plutôt méfiant envers les armes quand j’étais enfant, je les détestais maintenant tout à fait, après avoir été entraîné comme je venais de l’être à leur maniement, et après avoir vu concrètement ce qu’elles pouvaient produire. Tandis que je cherchais mentalement un moyen de refuser en douceur ce cadeau sans la vexer, je réalisai soudain qu’elle semblait en extase devant le fusil, qu’elle contemplait tout en le caressant doucement. Je compris alors que, bien qu’elle l’ait acheté pour moi, elle était comme tombée amoureuse de cet objet. Jugeant qu’il en était ainsi, je lui avouai simplement mon manque d’intérêt pour les armes à feu et lui suggérai qu’il vaudrait mieux rapporter le fusil et se faire rembourser. Comme je m’y attendais plus ou moins, elle s’en empara en arborant un sourire épanoui, et affirma sans hésiter que dans ce cas, elle le garderait pour sa propre sécurité, puis elle me demanda avec empressement de lui montrer comment le charger, ce que je fis, naturellement, tout en insistant sur la nécessité de toujours le manier avec précaution.
Quelques semaines s’étaient écoulées depuis que ma mère était rentrée chez elle avec son fusil tout neuf, lorsqu'elle me téléphona pour m’annoncer qu’elle avait acheté du matériel pour le nettoyer, et qu’elle voulait que je passe lui montrer comment s’en servir, ce à quoi je me sentais tout à fait disposé, car je voyais qu’elle manifestait ainsi son sens de la responsabilité. Mais ma bonne impression s’évanouit bientôt, lorsque après m’être assis sur son canapé pendant qu’elle allait chercher le fusil dans sa cachette, elle surgit tout à coup dans l’embrasure de la porte en le brandissant dans tous les sens, le pointant plusieurs fois vers moi malgré mes protestations, pour ne s’arrêter que lorsque je me fus jeté à l’abri derrière le canapé. Amusée par ma réaction, elle répétait avec insistance qu’il n’y avait absolument aucun danger, puisqu’elle avait auparavant déchargé l’arme. Mais finalement, après avoir obtenu qu’elle pointe le canon vers le sol, je sortis sans un mot de derrière le canapé, lui pris le fusil des mains, ramenai la culasse en arrière, et vis avec effroi une cartouche s’éjecter de la chambre et tomber à nos pieds. Devant cette révélation ma mère éclata en sanglots, déclara qu’elle ne voulait plus garder l'arme chez elle, m’implorant de l’emporter et de la garder en lieu sûr.
Quelques jours après, cependant, elle me rappela pour me prier de lui rapporter le fusil, affirmant qu’elle en avait besoin pour sa protection, car les cambriolages se multipliaient alors dans le voisinage, mais qu’elle serait maintenant extrêmement prudente. J’avais de sérieux doutes quant à la sécurité que ce fusil pourrait lui assurer, mais j’estimai que la tranquillité d’esprit que sa présence lui procurerait l’emportait sur le danger qu’il représentait, et j’acceptai donc. Pendant de longs mois, l’arme reposa dans l’obscurité. Mais un après-midi, où je m’arrêtai chez ma mère avec de bonnes choses achetées au marché, elle fut longue à répondre quand je frappai à sa porte. A l’intérieur les chiens s’étaient mis à aboyer comme d’habitude, de sorte qu’elle ne pouvait ignorer qu’il y avait de la visite, et je l’entendis les faire taire, mais elle ne demanda pas qui était là. Au lieu de quoi je l’entendis ouvrir un placard et fouiller dedans, et j’eus aussitôt un mauvais pressentiment. Je dois préciser qu’à cette époque la vue et l’ouïe de ma mère déclinaient, c’est pourquoi je considérai qu’il était dangereux d’essayer de m’annoncer, à elle et à son fichu fusil. Je retournai donc précipitamment vers la rue et en effet, en passant devant la fenêtre de sa cuisine, je l’aperçus brièvement, qui se dirigeait vers la porte avec l’arme dans les mains. Je jugeai dès lors plus prudent de rentrer chez moi. Lorsque j’y arrivai un peu plus tard, le téléphone sonnait sans discontinuer. C’était elle, hors d’haleine, qui me raconta comment ses chiens l’avaient avertie de la présence d’un rôdeur, qu’elle avait mis en fuite grâce à son loyal fusil. Quand je lui eus expliqué ce qui s’était réellement passé, elle eut un long silence, puis avec un petit rire elle écarta le sujet en alléguant qu’il y avait eu plus de peur que de mal. Et de nouveau elle promit d’être plus prudente à l’avenir.
Ce fut environ quatre mois plus tard, que ma mère me demanda, pour quelque raison, de passer la voir en rentrant du travail. J’arrivai avec un peu de retard, et comme il faisait nuit, je me présentai à la porte principale plutôt qu’à celle de derrière, car c’était là mieux éclairé. Comme d’habitude, les chiens se mirent à aboyer lorsque je sonnai et frappai à la porte, et comme l’autre fois je pus entendre ma mère se déplacer à l’intérieur, mais elle mettait bien du temps à venir ouvrir. Mes pieds obéirent à mes appréhensions et je me ruai dans le garage des voisins,  juste à temps pour voir la porte de chez ma mère s’entrouvrir en grinçant pour laisser passer le canon du fusil tandis qu’elle s’écriait « Qui est là ? », et aussitôt elle fit feu, la balle allant frapper le tronc de l’arbre en face, dans son jardin. Lorsqu’un peu plus tard j’arrivai chez moi en tremblant, mon téléphone sonnait une fois de plus sans arrêt, et ma mère me raconta comment elle avait reçu un rôdeur, qui avait eu le culot de venir frapper à sa porte.
La passion de ma mère pour ce fusil ne disparut pas encore tout à fait cette fois, comme elle le prétendit d’abord. Plusieurs semaines d’abstinence s’ensuivirent, avant qu’elle ne réclame de nouveau son retour. Elle promit de le laisser déchargé, et je suppose qu’elle tint parole, car elle ne me tira plus jamais dessus lors de mes visites.
Mais il y a encore un petit épilogue à cette histoire. Car pour mon quarantième anniversaire, ma mère me fit de nouveau la surprise de m’offrir une arme à feu, cette fois un fusil à pompe calibre 12, qui disait-elle serait formidable pour ma sécurité. Je voulus d’abord refuser son cadeau, mais je tressaillis en reconnaissant dans son regard le même scintillement de jadis, tandis qu’elle pelotait l’objet amoureusement. De ce fait, je l’ai probablement beaucoup déçue en la remerciant chaleureusement du magnifique présent, que je conservai, et que je cachai ensuite quelque part pour ne plus jamais y toucher.

Témoignage d’Angelo, lu en anglais dans la rubrique Guns du site Ausgang, et ici traduit sans autorisation par Philippe Billé. Le traducteur remercie Lorenzo de son assistance technique.

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