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Journal documentaire
23 mai 2007

Lettre documentaire 389

DES JOURS COMME DES RASOIRS, DES NUITS PLEINES DE RATS

par Charles Bukowski

jeune homme je partageais mon temps équitablement entre
les bars et les bibliothèques ; comment je m’arrangeais pour
mes autres besoins ordinaires c’est une énigme ; oh, je ne me faisais
pas trop de souci –
si j’avais un livre ou une bouteille je ne pensais pas beaucoup à
autre chose – les simplets créent leur propre
paradis.

dans les bars, je me prenais pour un dur, je cassais des choses, je me battais
avec d’autres hommes, etc…

dans les bibliothèques c’était différent : j’étais tranquille, je passais
de salle en salle, je ne lisais pas tant de livres entiers
que de passages de livres : médecine, géologie, littérature et
philosophie. La psychologie, les maths, l’histoire, d’autres choses
m’ennuyaient. En musique je m’intéressais plus au son et à la
vie des compositeurs qu’aux aspects techniques…

mais c’est avec les philosophes que je me sentais fraternel :
Schopenhauer et Nietzsche, même le vieux dur-à-lire Kant ;
Santayana, qui était alors très populaire, je le trouvais
creux et ennuyeux ; Hegel il fallait vraiment vouloir, surtout

avec la gueule de bois ; j’en ai lu beaucoup que j’ai oubliés,

c’est peut-être aussi bien, mais je me souviens qu’un type avait écrit un
livre entier pour prouver que la lune n’existait pas
et si bien qu’après vous vous disiez il a
absolument raison, la lune n’existe pas.

comment diable un jeune homme peut-il daigner travailler une
journée de 8 heures si la lune n’existe même pas ?
quoi d’autre
pouvait manquer ?

et
je n’aimais pas tant la littérature que les critiques
littéraires ; c’étaient de véritables aiguillons, ces types ; ils employaient
un langage châtié, beau à sa manière, pour traiter les autres

critiques, les autres écrivains, de trous du cul. ils
me stimulaient.

mais c’étaient les philosophes qui satisfaisaient
ce besoin
tapi quelque part dans mon cerveau confus : malgré
leurs excès et leur
vocabulaire figé
ils arrivaient souvent à
me stupéfier
ils bondissaient
en risquant un énoncé flamboyant qui avait l’air d’être
la vérité absolue ou sacrément proche de
la vérité absolue,
et cette certitude était ce que je recherchais dans ma vie
quotidienne qui ressemblait plutôt à un morceau de
carton.

c’étaient de grands gars que ces vieux chiens, ils m’ont fait supporter
des jours comme des rasoirs et des nuits pleines de rats ; et des femmes
qui marchandaient comme aux enchères de l’enfer.

mes frères, les philosophes, me parlaient comme
personne ne le faisait dans les rues ou ailleurs ; ils
comblaient un immense vide.
de bons gars, oh, de bons

gars !

oui, les bibliothèques m’aidaient ; dans mon autre temple, les
bars, c’était une autre affaire, plus simple, la
langue et les manières étaient
différentes…

jours de bibliothèques, nuits de bars.
les nuits se ressemblaient,
il y a un gars assis pas loin, qui n’a peut-être pas
mauvaise mine, mais il ne me revient pas,
il y a là quelque chose de très macabre – je pense à mon père,
à des maîtres d’école, aux têtes sur les pièces et les billets, à des rêves
d’assassins aux yeux ternes ; bon,
ce gars et moi on finit par échanger des regards,
une fureur lentement s’accumule ; nous sommes ennemis, chat et
chien, prêtre et athée, feu et eau ; la tension monte,
brique après brique, en attendant que ça éclate ; nos mains
s’ouvrent et se referment, nous buvons enfin maintenant pour
une raison :

sa tête se tourne vers moi :
«Y a quelque chose qui te plaît pas, mec?

- ouais. toi.

- tu veux qu’on arrange ça?

- absolument.»

nous finissons nos verres, nous levons, allons au fond du
bar, sortons dans la ruelle ; nous nous
retournons l’un vers l’autre.

je lui dis, «Y a plus rien pour nous gêner. tu
veux pas
t’approcher?»

il se rue sur moi et en quelque sorte c’est une partie d’une
partie d’une
partie.

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"Days like razors, nights full of rats", poème de The last night of the earth poems, de Charles Bukowski, ici traduit par Philippe Billé

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