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Journal documentaire
25 avril 2007

Lettre documentaire 378

(Antonio TENREIRO à Bassora)


Chapitre LIX : Où l’on évoque la ville de Bassora, qui se trouve près du fleuve Euphrate, au fond du golfe persique.

Bassora est une ville située à plus de deux lieues de l’Euphrate, du côté du couchant, fleuve auquel elle est reliée par un canal de bonne largeur et profondeur, qui m’a semblé creusé par l’homme, et qui aboutit un peu au-dessus de ladite ville. Là se chargent et se déchargent les nefs qui s’acheminent jusqu’à ce lieu à la faveur des marées qui entrent dans le fleuve. La ville est entourée d’une muraille de terre, mais très épaisse et forte. A l’intérieur, les maisons sont faites du même matériau, et avec des terrasses. C’est un grand rassemblement de Maures arabes, qui accourent ici de tout le désert pour échanger leurs marchandises. La ville occupe une belle portion de territoire, de huit ou dix lieues en descendant le long du fleuve jusqu’à la mer, et quatre ou cinq en largeur. Et tout autour, ce n’est que terre stérile et déserte, peuplée de Maures arabes et de Chrétiens jacobites, et d’autres qui se nomment Frangues, toutes gens mates et claires. Ils vivent sur ce territoire de la culture des palmiers dattiers, qui sont en nombre, et de l’élevage de petit bétail et de buffles.
Cette terre est entièrement irriguée par l’eau du fleuve, au moyen de fossés et de rigoles, que l’on entretient. Le reste du pays, comme j’ai dit, est stérile. Lorsque j’arrivai dans cette ville et que je vis que les caravanes, qui s’en vont chaque année vers Alep et Damas, étaient parties depuis plusieurs jours, j’allai aussitôt parler au roi de ladite ville, qui était un vieux Maure arabe très expérimenté, car il y avait peu d’années qu’il avait cessé d’être marchand et de faire à dos de chameau la route de Damas à Bassora. Je lui remis les lettres que je tenais du roi et capitaine d’Ormuz, qui me recommandait à lui pour qu’il m’assiste dans tout ce que je lui demanderais, et principalement pour me fournir un Maure qui connaisse parfaitement le désert et qui soit mon guide. Mais après que je lui eus fait remettre les lettres, il ne répondit point. Au bout de quelques jours, il me fit appeler et me dit qu’il n’avait jamais vu homme de ma sorte, qui voulût s’aventurer à traverser le désert avec seulement un guide. Il ne voyait d’ailleurs pas quel Maure accepterait, par crainte des nombreux animaux sauvages, tels que lions, onces et loups, qui n’hésiteraient pas à nous assaillir et à nous tuer, si nous n’étions que deux hommes. Il me dit aussi qu’il ne se rappelait pas que tel trajet eût jamais été effectué autrement qu’en caravane nombreuse, et me pria de renoncer à ce projet risqué, à quoi je répondis en réaffirmant que telle était pourtant bien mon intention. Au bout de quinze jours, il me fit rappeler et me dit qu’il avait enfin trouvé un Maure qui acceptait de me conduire. Il me mettait toutefois en garde, m’avertissant des risques que je prenais, et me proposait de m’assister dans la discussion du prix. Puis il fit venir ledit Maure, qui se trouvait dans un campement de Bédouins dans le désert, non loin de ladite ville. Quand il fut arrivé, je me mis d’accord avec lui. Je lui donnai quatre-vingts cruzados et j’achetai un dromadaire pour lui et un autre pour moi, ainsi que des outres pour emporter de l’eau, du biscuit, des dattes, des raisins secs et de la farine pour la nourriture des dromadaires, avec laquelle on leur fait des boules de pâte ferme dont ils se sustentent jusqu’à ce que leurs forces défaillent. Ils résistent à la soif pendant huit, dix jours, et marchent jour et nuit vingt-cinq ou même trente lieues sans manger autre chose que ces boules de pâte, qui demandent moins d’un quart de farine.

Chapitre LX : Comment je quittai Bassora en compagnie d’un Maure bédouin, pour me guider à travers le désert.

Après trois jours qu’il me fallut pour me préparer à ce trajet, nous partîmes à dix heures du soir pour gagner un campement dans le désert, où mon guide avait sa femme, ses enfants et ses parents. Il m’y fit rester trois jours, le temps de faire ses adieux à ses parents, à sa femme et à ses enfants. Chaque jour ils mangeaient, buvaient et pleuraient tous ensemble, disant qu’il allait se mettre en grand péril, et qu’ils ne savaient s’ils le reverraient. Enfin nous quittâmes à minuit ledit campement, afin que nul ne sache que nous partions, ni dans quelle direction, car les Bédouins sont de grands voleurs, et nous prîmes d’abord un autre chemin que celui que nous devions suivre. Et dans cette terre déserte, stérile et sans eau, nous marchâmes trois jours et trois nuits sans nous reposer plus de deux ou trois heures par jour, et sans nous arrêter la nuit. Après quoi, voyant que nous avions passé les plus grands dangers, nous reprîmes notre route vers le couchant, avançant nuit et jour continuellement sans nous reposer plus de trois ou quatre heures par jour. Nous choisissions les endroits les plus découverts, par crainte des voleurs et des bêtes, et quand l’un de nous dormait, l’autre veillait. Plus d’une fois nous vîmes des lions, des ours et des onces, qui parfois voulaient s’en prendre à nous, et tentaient de nous approcher. Mais nous nous en écartions en pressant nos dromadaires, jusqu’à ce que nous les perdions de vue dans la nuit. Une fois, avant le lever du jour, nos dromadaires prirent peur et coururent à bride abattue sur plus de deux lieues, sans que nous puissions voir ce qui les avait effrayés, car il ne faisait pas encore assez clair. Je fus alors en grand péril, car plus d’une fois les bonds de l’animal faillirent me désarçonner, mais Notre Seigneur me garda de tomber. Quand ils furent apaisés, nous nous regardâmes pendant un moment, le guide et moi, sans pouvoir échanger une parole. Quand nous eûmes repris notre souffle, je demandai au Bédouin ce qui s’était passé. Il me dit qu’il n’avait rien vu, et que les bêtes avaient peut-être eu peur de quelque lion qui se tenait tapi dans certains buissons entre lesquels nous étions passés. Pendant cette course une épine se ficha dans un des pieds de mon dromadaire. Il en fut si boiteux qu’il ne pouvait plus avancer, et nous dûmes rester six ou sept jours au même endroit. Chaque jour, le Bédouin soignait la blessure du dromadaire. Dès qu’il en fut quelque peu guéri, nous repartîmes, bien mais il boitait encore. Nous mîmes en tout vingt-deux jours depuis celui où nous étions partis du campement où le Bédouin avait laissé sa femme, et qui se trouvait à une petite journée de Bassora.
En traversant ce désert, nous ne vîmes homme ni femme, mais plusieurs sortes d’animaux, comme des vaches sauvages, au pelage argenté fort luisant, avec une queue de cheval blanche et luisante comme de la soie, et une tête de cheval, mais avec de petites cornes droites et lisses. Et de grands troupeaux d’ânes complètement roux, que nous vîmes dans des lieux étroits, encaissés entre certaines montagnes dudit désert, où il y avait quelques mares d’eau boueuse que ces animaux venaient boire, et c’étaient des troupeaux de deux ou trois mille têtes. Pendant ces vingt-deux jours, nous ne refîmes nos réserves d’eau, ni ne donnâmes à boire aux dromadaires plus de quatre fois, dans des puits fort profonds et anciens, d’où nous tirions l’eau avec une longue corde et un seau de cuir, que nous avions emportés avec nous à cet effet. Après quoi nous arrivâmes dans une ville de ce désert, nommée Cocana.

Chapitres 59 & 60 de l’Itinerário em que se contém como da India veio por terra a estes reinos de Portugal (Itinéraire de l’Inde au Portugal par voie de terre) (en 1528-1529) d’António Tenreiro. Traduction française inédite par Philippe Billé.

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