Sur S Zweig et son suicide
Dans un vieux numéro du magazine espagnol El Pais semanal (n° 1499, du dimanche 19 juin 2005) (eh oui, juin 2005 est déjà une vieille date), je tombe sur l’article d’un certain César Antonio Molina, au sujet des derniers jours de Stefan Zweig. Ce n’est pas que le sujet me passionne, mais je m’y arrête. Je ne connais guère cet écrivain, dont les œuvres ont donné lieu, paraît-il, à une soixantaine d’adaptations cinématographiques, mais dont je n’ai moi-même ouvert qu’un livre, autant que je m’en souvienne. C’était son célèbre essai sur Le Brésil, terre d’avenir, dans la traduction espagnole, je crois, et l’ouvrage m’avait rapidement tombé des mains. Non sans que j’aie eu le temps d’y remarquer la juste métaphore, selon laquelle «ce pays a la forme d’une harpe», belle image que j’avais déjà lue, cependant, sous la plume de Gandavo, dans un texte écrit quatre siècles auparavant, et d’où elle semblait en quelque sorte happée. Ou plagiée, si vous voulez. Mais je savais vaguement que Zweig, juif autrichien fuyant le nazisme, s’était réfugié au Brésil, raison pour laquelle il écrivait sur ce pays, qu’il semble avoir sincèrement aimé, et où il s’est mystérieusement mais très méthodiquement donné la mort, pendant la deuxième Guerre mondiale. Le journaliste raconte qu’il s’est rendu sur les lieux du drame, non loin de Rio, dans la ville impériale de Petrópolis, à laquelle son genre vieille Europe valait la sympathie de Stefan. Il n’y a plus grand chose à voir, semble-t-il, hormis la disposition de la maison, car un seul objet de l’époque, une lampe en fer forgé, reste encore sur place. Par contre l’article donne des détails, macabres mais intéressants, sur le suicide de l’écrivain, qui s’est donné la mort au moyen de barbituriques, le 23 février 1942, en compagnie de sa seconde femme, Lotte, beaucoup plus jeune que lui d’après ce que je vois sur les photos, mais paraît-il tuberculeuse. Ce sont les domestiques qui les ont trouvés le lendemain matin, couchés l’un contre l’autre, les mains jointes, la tête de la dame appuyée sur l’épaule du mari, les corbeilles de la maison remplies de papiers déchirés. Zweig avait envoyé plusieurs lettres d’adieu à des amis et laissait une déclaration publique en allemand, ainsi qu’un mot d’excuse à l’adresse de la propriétaire de la maison et une somme d’argent pour la dédommager. On peut discuter indéfiniment la question de savoir dans quelle mesure il fut en quelque sorte une victime indirecte du nazisme, ou au moins de la guerre. C’est le point de vue largement soutenu par l’auteur de l’article, et on peut se dire qu’en effet la situation d’un homme, arraché à une culture germanophone qu’il aimait et qu’il n’avait guère l’espoir de retrouver un jour, et réfugié dans un pays certes agréable et accueillant, mais dont il était incertain que le gouvernement simili-fasciste ne finisse par rallier les forces de l’Axe, cette situation pouvait être désespérante. On a tout de même du mal à croire qu’elle ait suffi à pousser quelqu’un au suicide, si l’on songe que ce ne fut pas le cas de milliers d’autres exilés de l’époque, juifs ou non, et si l’on considère en outre que celui-ci n’était pas dans la pire condition, puisque les livres qu’il écrivit dans le pays d’accueil se vendaient à des tirages inégalés par les meilleurs écrivains du cru. Sans doute la mélancolie de Zweig s’explique-t-elle plus sérieusement par d’autres éléments biographiques, comme le fait, dont il se plaint, qu’il subissait les premières atteintes de l’âge, arrivant à la soixantaine, et plus encore l’humeur noire dont il était depuis longtemps affligé, s’il est vrai que le suicide avait été le thème de plusieurs de ses romans, et qu’une des causes de la rupture avec sa première épouse est qu’il lui avait à elle aussi proposé un suicide à deux (j’imagine en effet que ça avait dû mettre la super ambiance au logis).
Un point de l’article m’a plongé dans la perplexité. C’est le moment où, pour expliquer le fait que Zweig était anti-sioniste, car anti-nationaliste, et au contraire européiste et universaliste, le journaliste produit sans broncher cette citation du maître : «Si tous les juifs étaient rassemblés dans un même pays, ils perdraient leur supériorité comme artistes et penseurs.» Un tel échantillon d’humanisme entraîne à la rêverie, et l’on aimerait savoir s’il était accompagné d’autres développements du même tonneau, mais hélas il n’est pas référencé.