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Journal documentaire
26 février 2007

Sur les naufrages

Quelques remarques sur les récits de naufrage portugais, et en particulier sur celui de la nef Santiago.

(Si tu cherches une histoire simple, ami lecteur, va tout de suite voir ailleurs, car ce que je vais raconter maintenant ne l’est pas.)

Au début des années 90, cherchant des textes à traduire, plus consistants que les romans que me confiaient les éditeurs, j’en vins à m’intéresser à ce curieux monument de la littérature portugaise, qu’est l’História trágico-marítima. Il s’agit d’une collection de douze récits de naufrage de la deuxième moitié du seizième siècle, d’abord parus séparément sous forme de brochures, puis réunis en anthologie par un certain Bernardo Gomes de Brito, à Lisbonne, en 1735-1736.

Trois de ces histoires furent traduites en français par Georges Le Gentil, dans un volume intitulé Tragiques histoires de mer au XVIe siècle : récits portugais, paru en 1939 aux éditions Sorlot. Des douze récits de la série, les trois choisis par ce traducteur étaient le premier (le galion São João, 1552), le troisième (la nef Conceição, 1555) et le sixième (la nef São Paulo, 1561). Cet ouvrage fut repris en 1992 par l’éditeur Michel Chandeigne sous le titre Histoires tragico-maritimes : trois récits portugais du XVIe siècle, avec une nouvelle édition en 1999.

Au printemps de 1992, je publiai moi-même une première traduction d’une des histoires «tragico-maritimes», la septième de la série, aux éditions Zulma, dont les directeurs, Serge Safran et Laure Leroy, m’avaient été aimablement présentés par Jacques Abeille, qui avait alors quelque sympathie pour moi. Ces éditeurs publièrent vite et bien le Naufrage que fit Jorge de Albuquerque Coelho en revenant du Brésil en l’an 1565, écrit par Bento Teixeira Pinto, et me proposèrent de m’attaquer à une deuxième traduction.

Mon choix se porta alors sur le deuxième récit de la série, Le naufrage de la nef São Bento (en 1554). Or quand cette deuxième traduction fut prête, à l’été 1992, les éditions Zulma renoncèrent à la publication mais sans jamais me l’avouer franchement, m’accordèrent un mauvais contrat aux termes duquel je ne serais payé entièrement qu’à la parution du livre (c’est-à-dire si le livre paraissait jamais), et me payèrent une part seulement de la somme promise, si bien que j’étais à la fois privé en partie de mon dû, et embarrassé pour démarcher d’autres éditeurs. Je pensais cette traduction perdue, bloquée à tout jamais, quand trois ans plus tard, en 1995, par l’entremise du docteur Christophe Hubert, j’entrai providentiellement en contact avec les éditions Le Passeur, de Nantes, qui recherchaient cette année-là de la littérature portugaise, et à qui j’offris mon manuscrit gratuitement, pour peu qu’elles se chargent d’en récupérer les droits auprès de Zulma. Ce qu’elles firent. Le livre parut avec trop de coquilles à mon goût (mais il eut une bonne critique dans Le Canard enchaîné du 26 avril 1995).

Entre temps j’avais voulu me lancer dans une troisième traduction de ce domaine, et mon choix s’était porté cette fois-ci sur le huitième récit de la série, celui du naufrage de la nef Santiago en 1585. Cette histoire présente le trait particulier que le désastre n’a pas lieu, comme dans la plupart des autres cas, sur les rivages du continent africain, mais en haute mer, sur des récifs affleurant à la surface de l’eau, en plein milieu du canal de Mozambique. Elle me plaît aussi par divers aspects moraux, que l’on retrouve plus ou moins dans les autres récits. Par exemple, le douloureux problème des limites de l’altruisme : que faire quand les barques de secours ne permettent pas d’emmener tout le monde, et même seulement une faible partie des survivants ? Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ou à ce que l’on pourrait lire dans les contes humanistes édifiants, on peut constater dans cette histoire que ce ne sont pas nécessairement la richesse ou le rang social qui assurent le salut, mais d’abord la force physique brutale. La race non plus, ne garantit rien : le noble à qui est confiée la direction d’un canot de sauvetage est un métis d’Indien, et l’un des hommes qui, dans le trajet vers le rivage, rendu fou par la faim et la soif, se suicide par noyade, est un Chinois. Or ces deux hommes ont été choisis de préférence, ou se sont imposés, au détriment de nobles de race blanche, qui ont été abandonnés à une mort certaine au milieu des flots. Enfin, les rescapés qui atteignent le rivage de l’Afrique sont aux prises avec des indigènes à la charité variable, charité bien ordonnée commençant par le dépouillement des Européens en piteux état, charité en général guidée par l’espoir d’obtenir une rançon contre ces captifs providentiellement livrés par la mer, charité basculant bien souvent dans la brutalité pure et simple.

Bientôt cependant, malgré mon enthousiasme pour cette belle histoire sordide, les difficultés du texte, et l’incertitude de pouvoir publier un jour ce travail, me découragèrent et j’abandonnai la traduction à mi-course.

Durant les années 1995 à 2000, la préparation de ma thèse ne me laissait guère le loisir de m’occuper de ce genre de projet. A cette époque, cependant, je découvris l’existence d’une version française du naufrage de la nef Santiago, qui se trouvait dans le deuxième volume, paru à Bordeaux en 1610, d’un long traité en trois volumes, consacré par le père jésuite Pierre du Jarric aux missions de la Compagnie de Jésus dans l’outre-mer portugais.

Il faut dire ici un mot sur le destin éditorial de cette histoire. Le naufrage de la nef Santiago, qui eut lieu pendant l’été 1585 sur un atoll corallien situé à mi-chemin des côtes africaines et malgaches, connut à l’époque un certain retentissement. Plusieurs chroniqueurs lui consacrèrent quelques pages, parmi lesquels Diogo do Couto, Jan van Linschoten et frei João dos Santos.

Mais les principaux documents relatifs à cet accident sont les deux suivants. D’une part, le témoignage le plus précoce et le plus direct est une lettre documentaire écrite à Goa en décembre de 1586 par un des survivants, le père jésuite Pedro Martins, et adressée au siège de la compagnie à Rome. Le texte original portugais de cette lettre resta longtemps inédit, jusqu’à sa publication partielle à Evora en 1719 (dans l’Imagem de virtude… d’António Franco), puis intégrale en 1979 dans les Documenta indica (XIV, 60) de la Société de Jésus. En revanche, il en circula dès 1588 des traductions française et italienne. De son propre aveu, c’est à cette source que le père du Jarric a puisé pour donner sa version, quelque peu abrégée, de l’affaire.

D’autre part, une version plus tardive et moins directe, mais plus complète, rédigée par un auteur qui dut consulter plusieurs sources orales et écrites, dont probablement la lettre de Pedro Martins. Il s’agit de Manuel Godinho Cardoso, dont la Relaçam do naufragio da nao Santiago parut d’abord dans une livrette publiée à Lisbonne en 1602, et devait être reprise dans une version augmentée, au XVIIIe siècle, dans l’Histoire tragico-maritime. Il faudrait de la place et du temps pour analyser les nombreux points sur lesquels la version de Cardoso coïncide avec celle de Martins ou au contraire s’en éloigne. On remarquera au moins que, chez Martins, les trois principaux groupes de rescapés présentés sont d’abord ceux de l’esquif (esquife), puis ceux du radeau (jangada), enfin ceux de la barque (batel), alors que chez Cardoso l’ordre est exactement inverse.

Après l’an 2000, je repensai de nouveau, épisodiquement, à l’histoire de ce naufrage et à l’aboutissement que je pourrais donner au projet de le publier en français. Ayant définitivement renoncé à reprendre ma demi-traduction de la version Cardoso, qu’entre temps j’avais même fait disparaître, ignorant la publication du texte original de la lettre de Martins, et dans l’impossibilité de mettre la main sur l’antique traduction française de cette lettre, je m’orientai peu à peu vers une solution de consolation, consistant à préparer une réédition commentée de la version Martins telle qu’elle était retranscrite dans Du Jarric. Je préparai donc une version modernisée du texte de du Jarric, que je complétai de quelques notes explicatives et d’une introduction.

Le travail fut prêt dans les premiers mois de 2005 et, à la fin de mars, j’adressai le dossier à trois éditeurs. L’un d’eux me dit qu’il faudrait peut-être voir, un autre me proposa l’édition à compte d’auteur. Le troisième, Michel Chandeigne, éditeur parisien spécialisé dans la littérature lusophone, me confia qu’il s’intéressait à cette histoire de naufrage, mais qu’il voudrait de moi la traduction complète de la version parue dans l’Histoire tragico-maritime, celle de Cardoso, celle que j’avais abandonnée au milieu et jetée à la poubelle. Comme cela me contrariait, je ne répondis pas, tout d’abord. A l’été, cependant, cet éditeur me contacta de nouveau, nous discutâmes et il me convainquit de reprendre ce travail que, stimulé par l’assurance d’une publication sérieuse, j’accomplis cette fois en quelques semaines.

L’ouvrage conçu par l’éditeur, pour sa collection Magellane, est un dossier sur l’affaire, composé de la sorte : ma traduction de Cardoso constitue la pièce centrale, précédée d’une préface de Michel L’Hour, géographe spécialiste de l’atoll en question (les Bassas da India), et suivie de la lettre de Pedro Martins, imprimée dans un corps moindre, et retraduite en français par un certain Xavier de Castro, en s’inspirant peut-être de la traduction déjà parue en 1588, que je n’ai toujours pas vue. En outre l’éditeur a pourvu chacune des deux traductions d’une petite introduction particulière, et a réalisé en fin de volume un index. La préparation de cet ensemble documentaire a pris du temps et l’ouvrage, intitulé Le naufrage du Santiago, n’a paru que vers Noël 2006.

Je n’approuve pas forcément toutes les options qui ont été retenues dans l’ouvrage, mais je ne suis pas mécontent de ce livre de bonne qualité, qui a belle allure, et m’apporte en outre quelques satisfactions personnelles. D’abord celle de me dire que, malgré le temps et les efforts parfois inutilement gaspillés au fil des ans, ce n’est finalement pas en vain que j’aurai travaillé sur cette histoire. Ensuite l’honneur devenu pour moi rare et incertain, ces dernières années, de revoir mon nom de traducteur figurer sur un nouveau livre. Enfin la vanité de me voir haussé, par cette troisième traduction d’un des récits de l’Histoire tragico-maritime, au rang de mes illustres prédécesseurs francophones et anglophones, George McCall Theal, Georges Le Gentil et Charles Ralph Boxer. Voilà.

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Commentaires
M
Bonsoir,<br /> <br /> Et merci pour toutes ces précieuses précisions.<br /> <br /> Doctorant en Sciences du Langage (Linguistique / onomastique), spécialiste de l'histoire de l'Afrique australe, je souhaiterais prendre contact, privé, avec pour des échanges bibliographiques.<br /> <br /> Michel A. RATEAU
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O
Fort intéressant. Il y a une grande poésie dans ce tragique maritime.<br /> Salutations distinguées.
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P
L'ouvrage en question bénéficie d'une bonne exposition à la librairie Gibert Joseph - Paris.
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