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Journal documentaire
26 septembre 2006

Lettre documentaire 353

LE CHIEN SANS PLUMES

(O cão sem plumas)

par João Cabral de Melo Neto

A Joaquim Cardoso
poète du Capibaribe.

I - (Paysage du Capibaribe)

La ville est traversée par le fleuve
comme une rue
est traversée par un chien;
un fruit
par une épée.

Le fleuve tantôt rappelait
la douce langue d'un chien,
tantôt le triste ventre d'un chien,
tantôt
l'autre fleuve
d'humide linge sale
des yeux d'un chien.

Ce fleuve
était comme un chien sans plumes.
Il ne connaissait rien de la pluie bleue,
de la fontaine rose,
de l'eau du verre d'eau,
de l'eau de la cruche,
des poissons de l'eau,
de la brise sur l'eau.

Il connaissait les crabes
de boue et de rouille.
Il connaissait la vase
comme une muqueuse.
Il devait connaître les poulpes.
Il connaissait sûrement
la femme fébrile qui habite les huîtres.

Ce fleuve
ne s'ouvre jamais aux poissons,
à l'éclat,
à l'inquiétude de couteau
qu'il y a dans les poissons.
Il ne s'ouvre jamais en poissons.

Il s'ouvre en fleurs
pauvres et noires
comme des Nègres.
Il s'ouvre en une flore
sale et plus mendiante
comme les mendiants nègres.
Il s'ouvre en palétuviers
aux feuilles dures et crépues
comme un Nègre.

Lisse comme le ventre
d'une chienne féconde,
le fleuve grossit
sans jamais exploser.
Il a, ce fleuve,
un accouchement fluide et invertébré
comme celui d'une chienne.

Et je ne l'ai jamais vu bouillonner
(comme bouillonne
le pain qui fermente).
En silence,
le fleuve charrie sa fécondité pauvre,
gros de terre noire.

En silence il se donne:
en chapes de terre noire,
en bottines ou en gants de terre noire
pour le pied ou la main
qui plonge.

Comme parfois
il arrive aux chiens,
le fleuve semblait croupir.
Ses eaux coulaient alors
plus denses et tièdes;
elles coulaient avec les vagues
denses et tièdes
d'un serpent.

Il avait alors quelque chose
du croupissement d'un fou.
Quelque chose du croupissement
de l'hôpital, du pénitencier, des asiles,
de la vie sale et étouffée
(du linge sale et étouffé)
dans quoi il s'était traîné.

Quelque chose du croupissement
des palais cariés,
rongés
de moisi et de mauvaise herbe.
Quelque chose du croupissement
des arbres obèses
suintant des mille sucres
des salles à manger de Pernambouc,
dans quoi il s'était traîné.

(C'est dans ces salles,
mais le dos au fleuve,
que "les grandes familles spirituelles" de la ville
couvent les gros oeufs
de leur prose.
Dans la paix ronde de leurs cuisines
les voilà qui brassent vicieusement
leurs marmites
de paresse visqueuse).

L'eau de ce fleuve était-elle
le fruit de quelque arbre?
Pourquoi semblait-elle être
une eau mûre?
Pourquoi semblait-il toujours
que des mouches allaient se poser dessus?

Ce fleuve
a-t-il bondi joyeusement quelque part?
A-t-il été chanson ou fontaine
quelque part?
Pourquoi alors ses yeux
étaient-ils peints en bleu
sur les cartes?


II - (Paysage du Capibaribe)

Parmi le paysage
Le fleuve coulait
comme une épée de liquide pâteux.
Comme un chien
humble et épais.

Parmi le paysage
(il coulait)
d'hommes plantés dans la vase;
de maisons de vase
plantées sur des îles
coagulées dans la vase;
paysage d'amphibiens
vivant dans la vase et la vase.

Comme le fleuve
ces hommes
sont des chiens sans plumes
(un chien sans plumes
c'est plus
qu'un chien saccagé;
c'est plus
qu'un chien assassiné.

Un chien sans plumes
c'est quand un arbre sans voix.
C'est quand d'un oiseau
ses racines dans l'air.
C'est quand on ronge
une chose si profond,
jusqu'à ce qu'elle n'a pas).

Le fleuve connaissait
ces hommes sans plumes.
Il connaissait
leurs barbes exposées,
leurs douloureux cheveux
de crevette et d'étoupe.

Il connaissait aussi
les grands entrepôts sur le bord des quais
(là où tout
est une immense porte
sans portes)
béant
aux horizons qui sentent le carburant.

Et il connaissait
la maigre ville de liège
où des hommes osseux,
où des ponts, des maisons osseuses
(ils sont tous
vêtus de lin)
sèchent
jusqu'à leurs plus profonds gravats.

Mais il connaissait mieux
les hommes sans plumes.
Lesquels
sèchent
encore au-delà
de leurs gravats extrêmes;
encore au-delà
de leur paille;
au-delà
de la paille de leur chapeau;
au-delà
même
de la chemise qu'ils n'ont pas;
bien au-delà de leur nom
même écrit sur la feuille
du papier le plus sec.

Car c'est dans l'eau du fleuve
qu'ils se perdent
(lentement
et sans dent).
Ils se perdent là
(mais pas comme une aiguille se perd).
Ils se perdent là
(mais pas comme une montre se casse).

Ils se perdent là
mais pas comme un miroir se casse.
Ils se perdent là
comme se perd l'eau versée :
sans la dent sèche
par laquelle soudain
dans un homme se rompt
le fil de l'homme.

Dans l'eau du fleuve,
lentement,
ils finissent par se perdre
en vase; en une vase
qui peu à peu
ne peut non plus parler :
qui peu à peu
prend les gestes défunts
de la vase;
le sang de latex,
l'oeil paralytique
de la vase.

Dans le paysage du fleuve,
difficile de savoir
où commence le fleuve;
où commence la vase
dans le fleuve;
où commence la terre
dans la vase;
où commence l'homme,
où commence la peau
dans la vase;
où commence l'homme
dans cet homme.

Difficile de savoir
si cet homme
n'est pas déjà
en deçà de l'homme;
en deçà de l'homme
au moins capable de ronger
les os du métier;
capable de saigner
sur la place;
capable de crier
si le moulin lui mâche le bras;
capable
d'avoir sa vie mâchée
et pas seulement
dissoute
(dans cette eau onctueuse
qui ramollit ses os
comme elle a ramolli les pierres).

III - (Fable du Capibaribe)

La ville est fécondée
par cette épée
qui se déverse,
par cette
humide gencive d'épée.

Au bout du fleuve
la mer s'étendait
comme une chemise ou un drap,
sur ses squelettes
de sable lavé.

(Comme le fleuve était un chien,
la mer pouvait être un drapeau
bleu et blanc
déployé
à l'extrémité du cours
- ou du mât - du fleuve.

Un drapeau
qui aurait eu des dents :
car la mer est toujours
avec ses dents et son savon
en train de ronger ses plages.

Un drapeau
qui aurait eu des dents :
comme un poète pur
polissant des squelettes,
comme un rongeur pur,
un policier pur
élaborant des squelettes,
la mer,
avec ardeur,
est toujours en train de relaver
son pur squelette de sable.

La mer et son encens,
la mer et ses acides,
la mer et la bouche de ses acides,
la mer et son estomac
qui mange et se mange,
la mer et sa chair
vitreuse, de statue,
son silence, obtenu
à force de toujours dire
la même chose,
la mer et son si pur
professeur de géométrie).

Le fleuve craint cette mer
comme un chien
craint une porte cependant ouverte,
comme un mendiant,
l'église apparemment ouverte.

D'abord,
la mer rejette le fleuve.
La mer ferme au fleuve
ses draps blancs.
La mer se ferme
à tout ce qui dans le fleuve
est fleurs de terre,
image de chien ou de mendiant.

Puis
la mer envahit le fleuve.
Elle veut,
la mer,
détruire dans le fleuve
ses fleurs de terre gonflée,
tout ce qui dans cette terre
peut grossir et exploser,
comme une île,
un fruit.

Mais avant d'entrer dans la mer
le fleuve s'arrête
en mangues d'eau immobile.
Le fleuve s'unit
à d'autres fleuves
en une lagune, en marécages
où, froide, la vie bouillonne.

Le fleuve s'unit
à d'autres fleuves.
Réunis,
tous les fleuves
préparent leur combat
d'eau immobile,
leur combat
de fruit immobile.

(Comme le fleuve était un chien
comme la mer était un drapeau,
ces mangroves
sont un énorme fruit :

La même machine
patiente et utile
que celle d'un fruit;
la même force
invincible et anonyme
que celle d'un fruit
- travaillant encore son sucre
après avoir été cueilli -.

Comme goutte à goutte
jusqu'au sucre,
goutte à goutte
jusqu'aux bancs de terre;
comme goutte à goutte
jusqu'à une nouvelle plante,
goutte à goutte
jusqu'aux îles soudaines
affleurant, joyeuses).


IV - (Discours du Capibaribe)

Ce fleuve
se tient dans la mémoire
comme un chien vivant
dans une pièce.
Comme un chien vivant
dans un sac.
Comme un chien vivant
sous les draps,
sous la chemise,
sous la peau.

Un chien, parce qu'il vit,
est aigu.
Ce qui vit
ne s'engourdit pas.
Ce qui vit blesse.
L'homme,
parce qu'il vit,
se heurte à ce qui vit.
Vivre
c'est aller parmi ce qui vit.

Ce qui vit
dérange par sa vie
le silence, le sommeil, le corps
qui a rêvé de se tailler
des vêtements de nuages.
Ce qui vit heurte,
a des dents, des arêtes, est épais.
Ce qui vit est épais
comme un chien, un homme,
comme ce fleuve.

Comme tout le réel
est épais.
Ce fleuve
est épais et réel.
Comme une pomme
est épaisse.
Comme un chien
est plus épais qu'une pomme.
Comme est plus épais
le sang du chien
que le chien lui-même.
Comme est plus épais
un homme
que le sang d'un chien.
Comme est bien plus épais
le sang d'un homme
que le rêve d'un homme.

Epais
comme une pomme est épaisse.
Comme une pomme
est bien plus épaisse
si un homme la mange
que si un homme la voit.
Comme elle est encore plus épaisse
si la faim la mange.
Comme elle est encore bien plus épaisse
si ne peut la manger
la faim qui la voit.

Ce fleuve
est épais
comme le réel le plus épais.
Epais
par son paysage épais,
où la faim
avance ses bataillons de secrètes
et intimes fourmis.

Et épais
par sa fable épaisse;
par l'écoulement
de ses compotes de terre;
quand il accouche
de ses îles noires de terre.

Car bien plus épaisse est
la vie qui se déploie
en plus de vie,
comme un fruit
est plus épais
que sa fleur;
comme l'arbre
est plus épais
que sa semence;
comme la fleur
est plus épaisse
que son arbre,
etc. etc.

Epais,
parce qu'est plus épaisse
la vie que l'on lutte
chaque jour,
le jour qui s'acquiert
chaque jour
(comme un oiseau
qui à chaque seconde
conquiert son vol).

----------

(Note. Ce poème fut composé en portugais en 1949-1950 par João Cabral de Melo Neto (1920-1999). Le Capibaribe dont il est question est le fleuve qui traverse Recife, ville natale de l'auteur et capitale de l'état de Pernambouc, située au bord de la mer, au nord-est du Brésil. Ma traduction date du début des années 90. Je l'ai retouchée plusieurs fois, je la retoucherai sans doute encore. Je l'ai proposée à quelques éditeurs, qui l'ont tous refusée, dont la librairie José Corti en 1992, Michel Camus de Lettres Vives en 1994, Pierre Ivart en 2002. Puisse-t-elle trouver ici quelques lecteurs plus indulgents. Ph.B)

(PS, décembre 2007. Je découvre l'existence d'une traduction française de ce poème, intégrale mais sans le titre général, par Isabel Meyrelles, dans l'Anthologie de la poésie brésilienne parue en 1998 aux éditions Chandeigne, pages 314-341.)

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